Par Yukio Takamura, édité par Nanette Okura
«Shu-ha-ri» signifie littéralement adopter le kata, diverger du kata et écarter le kata. L’entraînement dans une école classique japonaise suit presque toujours ce processus éducatif. Cette approche unique de l’apprentissage a existé pendant des siècles au Japon et a contribué à la survie de nombreuses vieilles traditions japonaises. Cela inclut notamment des activités aussi diverses que les arts martiaux, l’arrangement floral, les marionnettes, le théâtre, la poésie, la peinture, la sculpture et le tissage. Aussi fructueux qu’ai été le Shu-ha-ri dans l’ère moderne, de nouvelles approches de l’enseignement et de l’apprentissage modifient cette méthode traditionnelle japonaise de transmission des connaissances. Que les arts traditionnels japonais et leur apprentissage soient passés avec succès à la prochaine génération de pratiquants dépend des sensei (enseignants) d’aujourd’hui et de leur sagacité pour affronter les forces et les pièges inhérents du Shu-ha-ri. Dans cet essai, je me concentrerai sur le Shu-ha-ri et son application particulière dans l’honorable discipline martiale du Takamura ha Shindo Yoshin ryu jujutsu.
Shoden / Le niveau de début de l’entraînement
Shu (Adopter le kata)
Le kata ou forme est le coeur de l’apprentissage de toutes les écoles de connaissances traditionnelles japonaises. Il est la représentation la plus visible des connaissances d’une école regroupées dans un ensemble apparemment simple de mouvements ou de concepts. Parce que le kata est si accessible, il est souvent considéré par erreur comme l’aspect le plus important pour déterminer les capacités ou les progrès d’un étudiant. En fait, correctement enseigné le kata contient en lui le ura ou le niveau caché de l’information, mais cette information se trouve sous la surface ou omote d’une simple observation. Sans s’être d’abord consacré entièrement à la maîtrise de l’omote du kata, l’étudiant restera éternellement un débutant, jamais en mesure de progresser vers la véritable profondeur de la connaissance qui repose cachée dans le ura sous ses yeux. Pour faire l’expérience shu et adopter le kata, l’étudiant doit d’abord se résigner lui-même et son ego à une série apparemment aléatoire d’exercices répétitifs. Souvent, ces débuts ou kata niveau Shoden sont de par leur conception destinés à challenger les niveaux de concentration des élèves et leur dévotion à l’apprentissage. Dans certaines des traditions les plus rigoureuses, les kata sont destinés à créer un inconfort physique en plus de cet exercice. Surmonter un inconfort physique dans ce type de kata est juste le premier niveau pour entraîner l’étudiant à se concentrer mentalement exclusivement sur une seule tâche. Lorsque l’étudiant progresse au travers des différents kata, différents aspects de stress et de distraction sont rencontrés. Comme ces défis deviennent plus intenses l’esprit de l’élève apprend à traiter l’information et le stress d’une façon beaucoup plus efficace. Avec le temps différents processus neuro-musculaires deviennent intuitivement enracinés d’une telle manière qu’ils ne sont plus consciemment réalisés par l’étudiant. Une fois que ce niveau de kata est absorbé et exécuté de manière satisfaisante, l’élève a atteint le premier niveau de son entraînement. D’autres kata plus avancés seront présentés tout au long de sa formation qui présentent des défis plus importants et plus diversifiés, mais la méthodologie mentale pour l’apprentissage est maintenant en place. La raison la plus fondamentale à l’entraînement pour le kata a été atteint.
Les pièges de l’enseignement au niveau Shoden
A ce niveau, il est possible de s’enseigner les kata par soi-même. Ils ne sont après tout que des répétitions physiques qui remettent en cause et enseignent par une expérience presque totalement privée. Bien que cela puisse sembler une exagération, quiconque connaît les mouvements de base d’un kata peut amener un élève à ce premier niveau de formation. Il est même possible pour certains étudiants d’atteindre ce niveau de formation entièrement par l’apprentissage à partir d’un objet comme un livre. Cependant, cette approche non pratique de l’apprentissage par un sensei place l’étudiant dans une situation périlleuse, en particulier dans l’enseignement du kata à 2. L’échec le plus courant ici est le manque d’attention d’un sensei à la forme physique et au bon timing. Simple constat, une grande part des capacités d’enseignement des instructeurs de bas niveau souffrent de leur propre médiocre formation. A cause de cela ils inculquent désormais à leurs élèves de mauvaises habitudes qui doivent être désapprises à une date ultérieure. Ceci est non seulement potentiellement dangereux, mais peut être assez frustrant pour l’étudiant. Cette faille a provoqué une privation d’une expérience correcte de l’entraînement et l’arrêt de leur formation pour de nombreux excellents étudiants potentiels. Une instruction diligente, même au niveau le plus basique de l’entraînement par kata est absolument obligatoire. Les bases sont au coeur de toute exécution appropriée et ne devraient jamais être sous-estimées.
Chuden / Le niveau intermédiaire de la formation
Shu, au niveau Chuden
Au niveau Chuden l’étude du kata comprend un nouvel élément. Cet élément est l’application ou bunkai. La raison plus profonde du kata et sa construction sont maintenant présentées à l’étudiant. Le scénario dans lequel le kata existe est également étudié et évalué. Cette étude et évaluation est toutefois strictement limitée à l’exécution pure du kata, sans variation. Ce n’est que par cette étude rigoureuse que le kata peut précisément démontrer sa pertinence à l’élève à un niveau qu’il peut comprendre. Pendant ce processus, le sensei aide l’élève à commencer à saisir l’existence de l’ura, ces aspects qui se cachent sous la surface de la forme physique. Pour certains élèves cette compréhension est une révélation alors que pour d’autres elle était évidente depuis un certain temps. De toute façon, le sensei doit maintenant présenter fidèlement les concepts de base sur un niveau plus abstrait que par le passé. Cela ouvre la voie pour le deuxième aspect de Shu-ha-ri.
Ha (s’écarter du kata)
Dans la conception traditionnelle japonaise Shu-ha-ri, ha est le premier signe de l’expression créative permise à l’élève. C’est alors que le henka waza ou la variation est expérimenté pour la première fois. Elle a été appelée la « forme divergente existant dans la forme » ou la « variante orthodoxe, qui co-existe dans les limites du kata plus strictement défini ». C’est le moment où l’étudiant est encouragé à envisager toute réponse à une défaillance dans le kata originel. Une instruction extrêmement attentive est requise du sensei à ce stade, car trop d’écart va conduire à la négligence ou la dégénération de la technique, alors que trop de retenue peut paralyser tout le talent sous-jacent d’un élève. Encourager le talent intuitif et créatif est le but ici, mais cette expérience créative doit être diligemment tempérée par les limites du plus grand kata. Le kata doit rester reconnaissable comme le kata originel. Si le kata s’éloigne trop de la norme, il n’est plus lié au kata d’origine et devient une expression tout à fait différente de la technique. Il est impératif qu’un tel écart soit évité à ce niveau d’apprentissage.
Ha, au niveau Chuden
Une fois que l’élève découvre les limites de son entraînement au sein du plus grand kata il trouvera que les possibilités d’apprentissage sont presque infinies. Le progrès vient maintenant en sauts de capacité non connus par le passé. La plupart des excellents étudiants démontre d’abord leur potentiel réel au cours de cette étape de leur étude. Les concepts et les formes du ryu (école) s’intègrent d’une manière qui stimule intellectuellement l’esprit des étudiants. Il apprécie maintenant plus pleinement le kata et reconnaît la sagacité technique qui existe en son sein. Par conséquent, de nombreux sensei trouvent cette période comme la plus gratifiante vis à vis des progrès des élèves. Les fruits du travail du sensei se démontrent avec force durant cette période.
Les pièges de l’enseignement au niveau Chuden.
Un strict respect des concepts de base de la tradition particulière étudiée doit être observé à ce moment. S’écarter des concepts de base qui définissent le ryu permettra à l’étudiant de procéder dans une direction non prévue par le Ryuso (fondateur). Les limites du kata doit être respectées pour que le ryu maintienne son identité et son sens. Aller au delà des limites du kata à ce point peut être désastreux et le potentiel ultime de l’étudiant compromis. Le sensei tombe souvent dans le piège de devenir trop non structuré dans son enseignement à ce niveau de formation. Ils ont mal interprété les progrès de l’élève et l’amènent trop loin au-delà de son niveau de compréhension. L’esprit de l’élève et la technique doivent être constamment mis au défi au cours de cette phase intermédiaire de l’apprentissage mais parfois un étudiant zélé va tenter d’aller trop loin trop vite. Cette tendance doit être évitée ou cela compromettra de nouveaux progrès et son apprentissage.
Joden / Le niveau avancé de formation
Ri (écarter le kata)
Certains pratiquants modernes de traditions martiales rejettent le kata et le Shu-ha-ri comme étant trop contraignants ou démodés. En vérité, cette position est erronée parce qu’ils interprètent mal le but du kata. Comme beaucoup d’experts en fauteuil, ils n’ont pas été correctement formés au delà du niveau Shoden en kata et commentent sur un sujet où ils ne sont tout simplement pas qualifiés, et donc incapables de comprendre. Comme la plupart des observateurs extérieurs à l’expérience d’une étude profonde, ils voient le kata comme l’art lui-même au lieu d’un outil pédagogique sophistiqué qui est seulement une réflexion à la surface des concepts fondamentaux de l’art. Le kata, dans leur interprétation erronée « est » l’art. C’est comme l’erreur de confondre un dictionnaire avec une représentation complète de la langue. Malheureusement de nombreuses vieilles traditions martiales au Japon renforcent involontairement cette mauvaise interprétation en donnant trop d’importance au kata. Souvent avec ces écoles des éléments fondamentaux et des connaissances considérables ont été perdus de telle sorte que tout ce qui reste est la coquille omote ou extérieure du kata. N’ayant plus rien, mais seulement le kata à adopter, ces écoles souvent ré-interprètent leurs mokuroku (syllabus technique), ce qui rend le kata le principal moteur du ryu. Lorsque cela arrive, le ryu dégénère inévitablement en une danse simpliste où l’ura et les applications du kata deviennent d’intérêt secondaire. Ces traditions sont effectivement mortes. Elles sont comme des squelettes tentant de représenter une personne totale.
Ri, qu’est-ce ?
«Ri» est difficile à expliquer car il n’est pas tellement enseigné comment y arriver. C’est un état d’exécution qui se produit tout simplement après que shu et ha ont été intériorisés. Il est l’absorption du kata à un niveau tellement avancé que l’enveloppe extérieure du kata cesse d’exister. Seule reste du kata la vérité sous-jacente. C’est la forme sans être conscient de la forme. Il est l’expression intuitive de la technique toute aussi efficace que la forme pré-arrangée (ndT : le kata) mais absolument spontanée. Une technique non bridée par la restriction des processus de pensée consciente se traduit par une application du Waza qui est vraiment une méditation en mouvement. Pour celui qui a atteint ri, l’observation devient sa propre expression de la réalité. L’esprit est désormais libre d’opérer à un niveau nettement plus élevé que précédemment possible. Pour l’observateur occasionnel, il semble que le pratiquant est devenu presque psychique, capable de reconnaître un événement ou une menace avant qu’elle n’existe réellement. En vérité l’observateur est juste dupé par l’inertie mentale de son propre esprit. Avec ri, le décalage entre l’observation et la réponse cognitive est réduite à des niveaux presque imperceptibles. Il est « ki ». Il est « Mushin ». Il est « ju ». Il est toutes ces choses en combinaison. C’est la manifestation de haut niveau des capacités martiales. C’est ce que nous appelons dans le ryuha Takamura « wa ».
Le niveau d’exécution technique associé à ri est en réalité au-delà de la capacité de nombreux pratiquants. La plupart des gens sont tout simplement incapables d’atteindre cela, le niveau le plus avancé d’une expression du potentiel du ryu. Fréquemment cependant, les pratiquants qui n’ont jamais atteint ce niveau d’exécution technique font des sensei excellents, capables d’amener un étudiant au bord de la maîtrise, même si ils sont eux-mêmes incapables de faire le saut à l’exécution intuitive qu’est ri. Certains observateurs tentent de rejeter cette reconnaissance de la limitation car ils trouvent cela élitiste. Je trouve cette pensée étrange. Je tiens à rappeler à ces observateurs que tous les êtres humains n’ont pas la capacité innée à maîtriser toutes les voies. En tant qu’individus nous sommes dotés de certains talents et de lacunes. Ce sont ces talents individuels et les carences qui font de nous des humains aussi divers et uniques que nous sommes. Essayer de nier cette vérité est nier ce qui fait notre individualité. Dans cet esprit, il est impératif de se rappeler que l’humble individu qui réalise la maîtrise dans une voie n’a aucune garantie d’avoir un talent même moyen dans une autre. De même, l’expertise technique ne garantit pas nécessairement l’expertise en enseignement.
Les pièges de l’enseignement au-delà du niveau joden
Une fois qu’un étudiant a atteint le niveau de réalisation ri sur une base régulière, il a essentiellement atteint toutes les compétences techniques qu’un sensei peut strictement lui enseigner. Le processus d’instruction et d’enseignement doit maintenant évoluer. Le sensei doit aussi autoriser l’évolution de la relation entre le professeur et l’élève. A ce stade, l’étudiant est chargé par les traditions de son ryu et les vœux de son keppan de garder le contrôle de son ego et de reconnaître que sans le sensei et le ryu il n’aurait jamais atteint son potentiel ultime en tant qu’étudiant. Il doit reconnaître qu’il doit tout ce qu’il a appris à la dévotion de son sensei à l’enseignement et au sensei de son sensei. Son comportement doit refléter le fait qu’il aura toujours une dette au ryu et qu’il est obligé d’être humble en présence de son professeur. De même, le sensei doit maintenant permettre une autonomie et une expression de soi par l’étudiant d’une manière encore jamais autorisée. Plutôt un leader et une flèche sur la voie, le sensei devrait se tenir fièrement à côté de son élève avec un cœur joyeux. Il est également obligé humblement et appelé par ses responsabilités envers le ryu à continuer à vivre selon les principes et les normes qu’il a imprégnés à son élève. Sa tâche d’enseignement est terminée. Il est maintenant un grand-père au lieu d’un père.
Malheureusement, c’est à ce moment, le temps de la plus grande vocation d’un sensei envers son ryu qu’échouent de nombreux sensei. Au lieu de démontrer de la confiance en soi et de la fierté envers les réalisations de leurs étudiants, ils sont en proie à la vanité et l’insécurité de l’esprit. L’échec d’un sensei est maintenant généralement associé à la perception de la fin du respect de l’élève, une fin de respect qui n’existe pas réellement. Fréquemment, ce problème se manifeste lorsque le sensei tentative de réintroduire une stricte relation élève-enseignant qui empêche l’étudiant d’assumer sa statut (ndt : responsabilités) au sein du ryu. À ce moment, certains sensei perçoivent les écarts par rapport à leur propre chemin comme un rejet des élèves de leurs enseignements. En vérité certains des enseignements d’un sensei doivent être refusés pour qu’un étudiant atteigne les plus hauts niveaux d’expression de soi au sein du ryu. Certains sensei sont également peu disposés à reconnaître qu’une déviation par rapport à leur propre enseignement à ce niveau est en fait une manifestation de l’individualité et d’une confiance mature de ses étudiants. Cette confiance, il faut se souvenir, a été communiquée par les propres enseignements du sensei dans le cadre de l’entente entre l’élève et l’enseignant. Le sensei doit se rappeler son devoir et sa responsabilité comme simple membre au sein du ryu. Il doit rendre son coeur humble et se familiariser à nouveau avec son propre passé comme étudiant. C’est ce qu’il doit faire pour demeurer un leader efficace de «la voie».
Conclusion / Blanc, devient noir, devient blanc à nouveau.
C’est la vocation de chaque membre du kai* d’assumer sa charge et se regarder régulièrement dans le miroir de kamidana, le miroir qui reflète la vérité non faussée. Et pour demander humblement au kami de l’aider à visualiser son propre cœur et les motivations d’un œil critique, de scruter cette petite voix qui est le signe avant-coureur de la vanité et de la rationalisation. Ce n’est que par l’expression de la vérité que le processus Shu-ha-ri peut permettre à l’élève et l’enseignant de réussir dans la tâche de passer la responsabilité de transmettre la connaissance et de la sagesse de nos ancêtres du kai*.
– Y. Takamura, 1986
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[…] Ce n’est que le début. Une fois une première étape franchie, on se déplace selon les critères de l’école. Les nouveaux kata s’intègrent naturellement, et on va plus loin : recherchant vitesse et efficacité. Malheureusement trop de pratiquants s’arrêtent juste avant (souvent à la ceinture noire), ils atteignent finalement une base de travail… Mais stoppent sans percevoir tout le champ exploratoire qui se présente à eux. A mes yeux, on entre plus dans la partie martiale. La répétition ne suffit plus, peut-être qu’il est temps d’approcher les autres étapes du shu-ha-ri. […]
[…] En complément ou en introduction, vous souhaiterez peut-être lire cet article, traduction d’un texte de takamura sensei : Enseignement et Shu-Ha-Ri […]