
Technique supposée de Yoshin ryu (jûjutsu), démontrée par des Tengu. Source : Classical fighting arts of Japan, de Serge Mol
J’ai régulièrement des questions concernant le jûjutsu. Nombre de personnes associent le jûjutsu avec une pratique de judo ou de lutte à laquelle on aurait ajouté des frappes « pieds/poings » pour avoir une selfdefense complète.
C’est souvent ce que vous trouverez derrière le terme jûjutsu de nombreux clubs. Ces synthèses, car il s’agit bien de celà (judo + atemi, judo/lutte + pieds/poings, etc…) sont très différentes par essence du jûjutsu traditionnel japonais. Les jûjutsu japonais (auxquels on ne devrait pas avoir besoin d’ajouter le qualicatif « traditionnel ») ont en réalité pour origine des écoles martiales anciennes, les koryu.
Les koryu pouvaient désigner leur pratique à mains nues (et/ou avec quelques armes) comme du kumiuchi, du taijutsu, du yawara, du torite ou encore d’autres termes (dont « judo », employé bien avant la création du Judo Kodokan par Jigoro Kano)… Ce n’est que vers le 17e siècle que le terme jûjutsu se généralise. Il ne désigne pas un art martial en particulier mais l’ensemble de ces pratiques (yawara, torite, …).
Jûjutsu est composé de deux kanji :
- 柔 (jû) souplesse, doux mais aussi flexible
- 術 (jutsu) technique, art
Avec l’ouverture du Japon vers l’occident, le terme jûjutsu s’exporte hors du Japon sous des formes variées dues aux différentes traductions et erreurs syntaxiques, on obtient tout un ensemble de termes désignant la même chose : ju jutsu, ju-jutsu, jijutsu, jujitsu, jiujutsu, etc… Et bien que la recherche d’une orthographe correcte soit intéressante, elle ne conditionne en rien la qualité ou l’authenticité du contenu, les groupes cherchant à s’accoler une étiquette traditionnelle changeant au besoin le nom de leur discipline pour s’accorder à la nomenclature.
Pour démêler l’origine de chaque jûjutsu, il est nécessaire d’employer la seule méthode utile dans les arts martiaux. Non pas la popularité d’une méthode, mais pouvoir retracer les étapes de transmission d’une école au cours des générations. A partir de cette généalogie on peut établir l’origine d’une école et comprendre les apports successifs au curiculum originel.
Parmi les premières écoles référencées employant le jûjutsu, on trouve le Takenouchi-ryu (1532) puis plus tard d’autres écoles comme le Araki-ryu kogusoku 1573), Hontai Yoshin-ryu jûjutsu (1660), Tenjin Shinyo-ryu jûjutsu (1830) ou le Shindo Yoshin ryu (1864), etc… Jusqu’à 1868, et selon la période de création on parlera de koryu jûjutsu ou de edo jûjutsu (jûjutsu plus récent de la période Edo). Après 1868, il faudrait parler de gendai jûjutsu, des jûjutsu « modernes » puisque développés dans l’ère moderne du Japon qui est marquée par la disparition du statut de samouraï. Ce dernier point devrait parfois être clairement rappelé : il n’y a plus de samouraï à proprement parler à partir de l’époque Meiji et les nouvelles écoles de jûjutsu ne sont plus des écoles formant des samouraï.
Takenouchi-ryu
Tenjin shin’yo ryu
Les gendaï jûjutsu de l’époque post Edo dérivent bien souvent des jûjutsu antérieurs créant un lien de paternité. Néanmoins le contexte change et les objectifs aussi. Là où les jûjutsu anciens incorporaient l’utilisation des armes (sabre, jutte, tessen, tanto,…), les nouvelles disciplines se focalisent sur les techniques à mains nues. Cela est souvent attribué au Judo de Jigoro Kano, qui intégré au système éducatif japonais, a fortement influencé les écoles existantes dans le début du 20e siècle.
Les arts martiaux post Edo n’ayant un lien que partiel avec les jûjutsu japonais (nihon jûjutsu) peuvent être regroupés sous l’appelation gendai goshin jûjutsu (self-défense moderne). Dans cette catégorie on retrouve notamment le jiu-jitsu brésilien dont l’origine est le Judo. Nombre d’écoles actuelles de jûjutsu sont en réalité dérivées du Judo soit en insistant sur les atémi présents dans le goshin jutsu no kata du judo (kata de self-defense), soit en incorporant des atémi d’autres arts; ainsi le jujitsu de la fédération de judo emploie une base d’ « Atemi jujitsu », méthode développée dans les années 70 (synthèse de karaté / aikido / judo).
D’autres arts n’ayant aucun lien avec le Japon (par exemple en picorant des techniques de judo, de lutte, de boxe, de krav maga et d’autres arts pour former un tout) ne devraient pas employer le terme jûjutsu pour éviter une terminologie trompeuse.
Voilà pourquoi lorsqu’une personne me parle du jûjutsu comme d’ « un art complet mêlant projection et pieds-poings », un soupir m’échappe. Il y a peu à creuser avant de comprendre qu’elle ne me parle en réalité que des synthèses modernes, amalgame de techniques d’origines différentes. La pratique peut y être très bonne, même s’il manque bien souvent une cohérence forte au coeur même de l’art comme peuvent le proposer les koryu. Et lorsque cette même personne me parle de l’origine remontant aux samouraïs, je lève simplement les yeux au ciel.
Merci pour le partage. Très intéressant.
Belle continuation.
Lionel
Merci pour ta lecture,
Nicolas
Sujet récurrent, rappel toujours nécessaire. Hélas.
Si quelques personnes au hasard des rencontres ou lectures peuvent mieux comprendre la génèse des arts martiaux japonais, ce style d’article n’aura pas été écrit en vain ;-).