Cet article est la traduction, avec son aimable autorisation, de l’essai de Mr Ellis Amdur « Public Presentations of Skill in Traditional Japanese Martial Arts ». La problématique des démonstrations d’arts martiaux à un public extérieur à l’école y ai exposée ainsi que sa façon d’aborder les démonstrations dans des rencontres (Embu) qui s’assimilent souvent à des spectacles.
Ellis Amdur a vécu 13 ans au Japon, débutant les arts martiaux vers la fin des années 60. Il a appris deux anciennes traditions martiales et possède une licence d’instructeur en Araki-ryu Torite-Kogusoku et en Toda-ha Buko-ryu.
Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages tels : Old School, Duelling with O’Sensei ou encore Hidden in plain sight…
Son ouvrage « Old School », où il discute des traditions martiales autour de trois écoles spécifiques, est disponible en français sous le titre « Traditions Martiales » aux éditions Budo Editions : lien direct.
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Présentations publiques de compétence dans les arts martiaux traditionnels japonais
Par Ellis Amdur
Jusqu’à l’époque moderne, les Embu (démonstrations publiques d’art martial) étaient soit des Honno Embu (offrandes aux divinités du sanctuaire) ou des présentations à une figure d’autorité. Les techniques d’un ryu martial (tradition martiale) étaient considérées si essentielles à la survie que l’on évitait de montrer les techniques à l’extérieur autant que l’on cache la technologie nucléaire aujourd’hui. Pour cette raison, pendant la période Edo, les guerriers affluaient vers un duel ou une confrontation de rue – et pas seulement pour la valeur divertissante, mais pour percevoir quelques-uns des éléments essentiels du combat possédés par les combattants, juste au cas où l’on avait à combattre quelqu’un de ce ryu soi-même.
Les démonstrations en groupe, incluant les membres de diverses ryu, telles que celles du sanctuaire Meiji ou du Nippon Budokan, au Japon, ou l’Expo Aiki en Amérique, sont des phénomènes modernes, indiquant que les arts martiaux sont désormais, d’une façon fondamentale, des héritages, plutôt que des agents du pouvoir. Bien que cela ternisse l’image fantasmée de soi-même comme guerrier, la pratique des arts martiaux à l’époque moderne, si elle n’est pas spécifiquement dans le but de survie contre des ennemis, devrait plus précisément être considérée comme un loisir.
Bien que certains puissent être choqués par un tel mot, un loisir est une activité qui améliore la vie au-delà de la survie ou de son salut. Par exemple, il y a une différence profonde entre un Indien Tarahumaru qui parcourt la distance d’un marathon à travers un terrain montagneux, car c’est le seul moyen de transport qu’il a, et le coureur de marathon moderne dans sa petite tenue étriquée, sirotant des boissons électrolytiques pour se réhydrater à intervalles appropriés. Cela ne veut pas dire que ce dernier n’y met pas tout son cœur, n’incarne pas le courage et l’endurance au-delà de la plupart d’entre nous. Mais il court pour le défi, pour la joie et par choix. Que le Tarahumaru puisse également éprouver de la joie dans sa tournée quotidienne n’est pas la même chose. De même, pratiquer comme si sa vie en dépend, ou se pousser au-delà de la limite de ses peurs et croire à la capacité d’endurer la douleur ou la peur pour s’auto-améliorer, se remettre en cause, voire une sorte d’extase – le mot signifiait à l’origine « ce qui vous a pris au-delà de vous-même » – n’est pas la même chose que la formation à la possibilité réelle que l’on peut avoir à utiliser sa lance à la guerre, éventrer un autre fils d’une mère. Il est sûr que les avantages de se confronter à soi-même et l’amélioration de sa puissance qu’a une personne peut irradier toute sa vie, et est mieux accompli, selon mon expérience, quand on n’est plus vrai dans les objectifs initiaux de la tradition au sein de laquelle on s’entraîne. Mais on n’est pas un guerrier simplement parce que l’on s’entraîne comme un guerrier.
Dans les présentations de ces groupes, les gens, observant celles des autres arts martiaux, interprètent souvent ces disciplines avec les hypothèses de base techniques ou idéologiques de leur propre tradition – ou pire, sur la base d’influences contaminées par l’imagination et de normes culturelles différentes. Démontrant l’Araki-ryu à l’Aiki Expo 2002, devant quelques quatre cents personnes, mon élève Steve Bowman et moi-même heurtions nos bokuto (épées d’entraînement en « bois ») selon les formes de kenjutsu (technique de sabre) que nous exécutions. Son arme, un composite « papier / époxy », qui avait déjà résisté à toutes sortes de châtiments, y compris le broyage répété sur une poutre d’acier, se brisa. Nous avons continué, je l’ai attaqué et il contra en utilisant le bokuto cassé comme s’il s’agissait d’une épée courte. Un peu spectaculaire – et certainement une marque de son talent – mais ce n’est pas pourquoi j’évoque le sujet. A mon plus grand regret, un certain nombre de personnes s’est approché de moi après le Embu – et ont continué à le faire depuis – pour nous demander si nous avions truqué le bokuto pour qu’il se brise. Comme beaucoup de problèmes dans ce monde plutôt excentrique du budo, je n’ai certainement pas à blâmer les interlocuteurs, qui, malheureusement, ne savent pas mieux, mais au contraire, leurs enseignants (en théorie sur quelques générations) dont le manquement à leur devoir comme instructeurs a permis un tel concept dégénéré de Embu d’arriver.
Les Embu, qu’ils soient une offrande à une divinité, ou simplement une offrande de sa pratique en public doit être un acte digne -, comme si l’on faisait l’entrainement ordinaire, en face des autres. Même si il y a de l’intensité ou du «dramatique», même si les techniques provoquent des halètements du public, cela doit être parce que c’est la façon typique de pratiquer cet art, plutôt que les pratiquants offrent une sorte de démonstration-explication à l’audience novice. Les démonstrations des autres arts martiaux qui ont attiré mon attention dans les dernières années ont été les plus simples. Les pratiquants présentaient leur art d’une façon terre-à-terre: parfois, avec une dignité tranquille, parfois avec une intensité à couper le souffle. Les spectateurs, cependant, sont, en un sens, hors de propos, des spectateurs privilégiés regardaant cela et qui ont de la chance de le voir. Mais les spectateurs auraient été absents, rien n’aurait changé dans ce que les pratiquants ont fait.
Pour cette raison, la plupart des pratiquants d’arts martiaux traditionnels que je connais ne font pas beaucoup de répétitions avant une démonstration. Si l’on pratique vraiment, il n’y a pas d’occasion « spéciale » – il faut être prêt en toute occasion. Cela devrait être notre objectif de ne rien faire de spécial lors d’une démonstration – et de ne rien faire d’ordinaire dans notre pratique régulière.
Les malentendus du but des Embu ne sont pas toujours aussi grotesque que celui que j’ai mentionné ci-dessus. Démontrant le Araki-ryu dans un autre lieu en 2005, l’organisateur a noté: « Comme c’est traditionnel dans son art martial, Amdur sensei prend le rôle d’uke ». Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce terme, le uke est celui qui subit la sanction, que ce soit « perdre » dans les forme avec armes, ou même être étranglé ou subir une clef articulaire dans un kata de jujutsu.
Cela nous valut, mon partenaire et moi, un second tour d’applaudissements. Je pense que, parce que le Araki-ryu est une pratique tellement rugueuse, et potentiellement dangereuse, il semble tout à fait remarquable que l’enseignant accepte volontiers de recevoir les «abus» plutôt que son élève le fasse, et de ce fait abandonne l’occasion d’être à l’honneur. Mais ce second tour d’applaudissements n’était pas vraiment justifié, car nous ne faisions pas vraiment quelque chose d’inhabituel.
Dans les écoles traditionnelles – et pas seulement la mienne – l’enseignant est presque toujours le uke. Les kata ne sont pas un échange de va-et-vient, avec Tori (le « preneur » – le rôle de l’étudiant) chorégraphié pour gagner dans le dernier mouvement. Ils sont, au contraire, un enchaînement de techniques dans le but de tuer ou autrement neutraliser physiquement ou dominer son adversaire, un peu arbitrairement liés entre eux, disposés de manière à ce que chaque mouvement place tori – l’étudiant – dans des situations qu’il va sûrement rencontrer dans un combat libre. Parfois, le seul but de la technique précédente est de mettre en place le timing et la distance qui rendrait inévitable une réponse particulière.
Par exemple, dans la première forme de bojutsu (baton) d’Araki-ryu, appelé hara Hagi, le bo est basculé du bas vers le haut pour répondre à la coupe descendante d’Uke (sabre). C’est ce qu’on appelle awase, et a pour but de mettre en place exactement les pires conditions pour le pratiquant de bojutsu pour tenter d’exécuter le mouvement suivant sans être frappé par l’épée. Pourquoi? Parce qu’elle est susceptible de se produire! Votre ennemi est susceptible d’être aussi bon que vous, meilleur que vous, ou plus chanceux que vous ce jour là. Alors on s’entraîne au pire. Le travail de l’instructeur, comme uke, est d’être un peu meilleur que Tori peut être à son meilleur niveau.
Il y a, comme beaucoup le savent, les vestiges de l’idéologie féodale au sein des anciennes ryu. L’étudiant est tenu d’apprendre avec nyunanshin – un esprit souple – désirant d’être formé par l’instructeur et le ryu. On attend qu’il ou elle suive les ordres et réponde aux attentes implicites. On développe ainsi une sensibilité aiguë à la lecture des intentions d’un autre individu. Sinon, comment pourrait-on fonctionner comme une partie d’un groupe ?
Ce ne fut pas, cependant, une relation à sens unique. La société féodale était, du moins dans sa forme la plus pure, réciproque. Le leader, qu’il soit noble, chef de guerre ou instructeur d’arts martiaux, garantissait la protection des personnes qui le servaient (saburau – la racine du mot de samouraïs). L’enseignant est responsable de ses élèves, autant ou plus, que l’étudiant ne l’est pour l’enseignant. L’enseignant, se mettant face à certains risques physiques, et certainement, à certains moments, face à la douleur, intégre donc cette importante responsabilité pour le bien-être de l’autre. Les membres d’un ryu doivent aussi, cependant, prendre la responsabilité de leurs propres actions. Par exemple, mon partenaire dans la démonstration ci-dessus de 2005 avait cassé plusieurs os et articulations de sa main une semaine avant l’Expo. Il m’a assuré que le médecin lui a dit les os « tenaient ensemble », et si le pire devait arriver, ils pourraient être remis en place. C’est un homme, capable d’assumer la responsabilité de son propre corps, et je l’ai donc pris au mot. Ce n’est pas mon rôle ou ma responsabilité de m’opposer, de soulèver la possibilité de lésions permanentes, d’arthrite ou autres. C’est ce que les parents font avec les enfants, pas ce que un adulte fait avec un autre adulte, surtout pas dans ce contexte. Etre un instructeur n’est certainement pas assumer un rôle parental.
Comme instructeur et uke, ma responsabilité m’oblige à être conscient de sa blessure et faire du mieux que je peux pour ne pas l’aggraver, mais pas au détriment du ryu. Dans cette optique, nous nous entraînons à simuler ce que l’on est tenu de faire dans une situation de survie. Par conséquent, nous prenons les meilleures décisions que nous pouvons sur la façon de fonctionner dans les circonstances où nous nous trouvons. Nous avons choisi de ne pas faire la chaîne et la faucille, par exemple, parce que la chaîne est tirée sur la main à certains points et il lui était impossible de le faire. L’obliger à faire l’impossible ne serait pas seulement préjudiciable sur le plan personnel, mais aussi humiliant pour le ryu parce qu’il le ferait apparaître inepte. Il aurait été encore plus humiliant de faire une excuse publique à l’audience, blamer sa blessure comme une incompétence. Il pouvait faire du baton et de l’épée, tout comme il aurait dû comprendre, si nécessaire, quelle arme il pourrait mieux utiliser avec une telle blessure sur un véritable champ de bataille. Faire des excuses est un luxe pour ceux qui pensent qu’ils vivront éternellement – quand on doit agir, il faut vivre avec les résultats – une excuse ne change rien.
L’intensité de notre kata est restée inchangée, mais je faisais attention, à certains moments, de frapper avec une puissance un peu moindre, en essayant de m’assurer que mon bokuto n’aille pas ricocher au cours des affrontements sur le dos de sa main. Dans les autres case, j’attaquais avec intensité et pleine puissance. Aurait-il été blessé, je n’aurais pas été troublé – du moins pas dans le sens des remords ou de culpabilité.
Il y a deux principales exceptions à cette «règle» que l’enseignant prend le rôle uke à des manifestations publiques: le jujutsu et le hojojutsu (méthodes de ligotage avec corde). L’enseignant ne saurait jamais prendre publiquement le rôle de uke en hojojutsu parce que c’est une situation humiliante d’être ligoté. De même pour le jujutsu, il peut y avoir, dans une perspective classique japonaise, quelque chose de honteux d’être projeté, d’être contrôlé par torsion, de se faire agenouiller desssus, ou d’être étranglé, et ainsi le senior ou l’un instructeur peut choisir, dans des manifestations publiques, de prendre le rôle de Tori, même si ils ne le font pas dans la pratique quotidienne.
J’ai, tout comme mon propre maître, choisi de ne pas prendre le rôle de Tori même lorsque nous faisons du jujutsu. Lui et moi sommes d’avis que l’on peut pratiquer avec une telle intensité et volonté que l’observateur averti ne doutera jamais de la puissance de quelqu’un, même quand on est «vaincu» dans le kata. L’observateur averti n’est pas aussi préoccupé par la technique de toute façon. Il ou elle observe les choses telles que l’espacement, le «positionnement» psychologique, la domination de l’autre, et la conscience omni-directionnelle même au milieu de la forme.
La dernière manifestation que j’ai jamais faite avec mon professeur d’Araki-ryu était au sanctuaire Meiji en 1978. Il est illustratif de ce que je pense est le bon comportement et la bonne attitude dans un Embu. Nous faisions torite (des méthodes de jujutsu) et j’ai placé une clé de bras sur lui qui semblait bonne, mais n’a pas été efficace. Il a hurlé, « Dame da, Dame da », (« pas bon, pas bon! ») M’a renversé et m’a écrasé au sol, puis en disant haut et fort, « Again ». J’ai attaqué à nouveau (gêné, pour le moins), ai obtenu le verrou sur la droite, ai courbé son bras essayant de le rompre à l’épaule (fou j’étais, mais ma technique était en marche), et quand je l’ai écrasé dans la terre, je l’ai entendu dire: «Yoshi» (bien!). Ceci a causé un certain émoi parmi les instructeurs de koryu assemblés. Certains ont été troublés de constater que nous ne faisions pas un «spectacle», que notre démonstration évoquait des pensées de violence et de mort. Certains sont venus et ont complimenté notre dureté, tout en présentant un inconfort avec quelqu’un qui prend encore les koryu au sérieux. Toutefois, Fujisada sensei, le professeur massif et merveilleux de Yagyu Shingan ryu, est tout simplement venu, se mît à rire, et dît: « C’est bien de voir quelque chose de réel ici. »
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[…] déjà traduit sur ce même blog plusieurs articles d’Ellis Amdur : Mouvements naturels et Démonstrations publiques, et il me tardait d’observer sa pratique. Il était d’autant plus intéressant […]