Le budo reigi, ou étiquette, est souvent vécu comme une contrainte archaïque dans les pratiques modernes, au point d’en retirer tout aspect dans certains dojo (absence parfois revendiquée comme une justification de la vision résolument moderne du détenteur des lieux). A l’inverse, le reigi peut être l’objet d’une observation quasi-maniaque avec des justifications sans cesse renouvelées au gré des époques. En 1982, Yukiyoshi Takamura, à la tête de l’école Takamura ha Shindo Yoshin ryu publiait un essai où il expose sa vision du reigi. En voici la traduction.
Budo reigi dans le Takamura ha Shindo Yoshin ryu
par Yukiyoshi Takamura, original: http://shinyokai.com/Essays_BudoReigi.htm
Qu’est-ce que le reigi?
Reigi est plus facilement traduit par «étiquette» ou «protocole». Pour l’observateur non-initié, le reigi semble être une série d’actes ritualisés, comprenant souvent des vocalisations qui peuvent avoir peu de rapport évident avec la tâche principale qui est poursuivie. Les éléments physiques simples et observables du reigi sont les manifestations omote ou de surface. Cependant un bon reigi n’a qu’une connexion partielle à l’omote. le reigi est plutôt un mélange étroit d’omote et d’ura, ou avec ce qui se trouve au-delà de ce qui est visible à l’œil. Le reigi n’est pas tant exécuté qu’il est vécu. Dans ses formes les plus avancées, il représente la fusion de l’esprit, du corps et de l’esprit. Son essence existe dans ce recoin de notre âme qui échappe souvent à la description temporelle.
Le reigi dans le budo (arts martiaux) peut dans les yeux d’un occidental sembler à première vue un phénomène curieux, mais une inspection plus approfondie est nécessaire pour saisir pleinement sa signification. Certaines personnes demandent « Qu’a à voir tout ce rituel avec l’apprentissage du combat? » Ma réponse est, tout. Le premier objectif du reigi du budo est de placer l’esprit dans un état convenable de sorte qu’il peut lui être enseigné efficacement comment apprendre. Mais rappelez-vous, ce n’est qu’un début. Placé dans un concept occidental familier, le reigi est à la fois l’alpha et l’oméga de l’apprentissage. Les arts martiaux japonais corrects ne peuvent pas être dissociés du reigi et rester fidèle à leurs racines japonaises. Le budo doit toujours commencer et finir par le reigi, car sans reigi, le budo ne peut jamais être un bon budo.
Le but du reigi
Lors de l’entrainement d’un élève, le reigi renferme des objectifs importants et progressivement plus profonds. Il est une partie indissociable du shugyo ou entraînement mental austère. Il est utilisé pour tester la volonté de l’élève de soumettre son ego à la destruction. En tant que tel, il devient le fondement sur lequel on tempère l’âme du guerrier. Mais bien sûr, nous ne détruisons pas réellement l’ego d’un élève. Nous visons plutôt à polir et façonner l’ego des étudiants à travers les difficultés, les défis et la réflexion. L’élève, après une période indéterminée d’évaluation peut devenir un deshi formel ou disciple en démontrant sa volonté de relever ce défi avec un cœur pur. Dans le Takamura ha Shindo Yoshin ryu il affirme cette décision par la reigi, en prenant un keppan-sho formel ou « pacte de sang ».
L’acceptation ou le rejet d’un reigi correct peut être utilisé pour exposer le dévouement ou la défaillance d’un élève à un sensei. L’élève qui a constamment des questions ou refuse d’embrasser le reigi n’est pas taillé pour poursuivre l’entrainement, car il voit finalement ses propres opinions et ses désirs comme supérieurs aux objectifs du ryu. Aveuglé par son propre égocentrisme, un étudiant irrespectueux du reigi est incapable d’accepter le fait que sa responsabilité en tant que deshi formel est avant tout à la ryu et au bénéfice d’autres avant lui.
Pour le deshi formel (élève), le reigi est libre de distiller ses leçons les plus importantes. Les expériences acquises à travers le reigi du budo et l’exécution technique du ryu fusionnent en une seule expression singulière. Cette combinaison d’expériences transforme l’âme. La sensibilité accrue résultant de la poursuite du shugyo permet au deshi de scruter son propre cœur d’une manière non encore expérimentée. C’est une révélation pour beaucoup. La responsabilité vis à vis du ryu, de ses aînés, et de l’humanité dans son ensemble devient plus importants que ses propres désirs égoïstes. De cette façon, un esprit bienveillant se forge et la sagesse est libre de s’épanouir. Les concepts abstraits de la vie et de la mort placent l’existence du deshi dans le contexte naturel approprié. La transcendance du monde des esprits se présente souvent pour la première fois. Au cours des nombreuses années à se forger le deshi devient un tout avec ce monde et l’autre monde où les esprits de nos ancêtres résident. Sans cette sensibilité et la prise de conscience accrue de sa place dans le monde, un artiste martial peut perdre son chemin et développer un code moral déformé, un code qui justifie l’ego axé sur l’auto-satisfaction et la rationalisation de la violence. La sagesse acquise grâce à un bon reigi est la protection des kami ou « divinités » contre le mal que l’humanité a combattu pendant des générations. Ce mal est la violence maléfique, une malédiction qui est le fléau de notre existence humaine.
Qu’est ce qu’un faux reigi ?
Certaines personnes m’ont posé la question « Est-ce que le reigi peut changer? » La réponse est que bien sûr qu’il le fait, mais de façon très subtile et délibérée. Une vérité universelle est que toutes les choses doivent s’adapter pour rester pertinentes. Le reigi n’existe pas de ou pour lui-même. Il s’agit d’une manifestation du but pour lequel il a été créé. Si le reigi n’évolue pas ou n’expose plus clairement l’objectif pour lequel il a été créé il deviendra guindé et inutile. Changer pour le plaisir de changer est cependant en proie au risque. Le reigi doit rester fidèle à sa vocation de manifester un don divin pour le bénéfice de l’humanité.
Je vais vous présenter un exemple de changement dans notre reigi qui je pense était approprié. Ce changement a été instauré dans nos organisations occidentales en réponse à un conflit de langue et d’usage. Au Japon, on se réfère toujours à un sensei avec le terme « sensei ». Sur le tapis ou hors du tapis, un sensei est «sensei». Mais, en occident se référer constamment à un enseignant en public avec le terme «sensei» apparaitrait pour beaucoup comme un maniérisme et donnerait une impression incorrecte à ceux qui ne connaissent l’usage japonais du terme. La tendance de beaucoup d’occidentaux à exagérer le côté omote du reigi, exacerbe le problème. Se référer constamment à quelqu’un publiquement comme sensei ne ferait qu’encourager cette trop grande exacerbation amenant plus de confusion à un bon usage du terme. Souvent en réponse à ce malentendu, un faux reigi ou un reigi incorrect apparaît. Pour lutter contre la propagation de ce phénomène j’exige que les élèves n’utilisent les formalités japonaises que dans le dojo ou dans un cadre privé. En public, je préfère être appelé « monsieur ». Il s’agit d’un reigi beaucoup plus approprié à l’occident puisqu’il est facile à comprendre et apprécié par le grand public. Donc, c’est un changement du reigi strict tel qu’il est pratiqué dans la plupart des budo au Japon, mais ce changement n’est pas dû au hasard. Il y a une raison importante et justifiée guidant ce changement.
Comme autre exemple de mauvais ou faux reigi, considérez le mot shihan (maître instructeur). Dans certains cercles occidentaux de budo les shihan se multiplient comme des lapins. La signification du terme est maintenant complètement mal interprétée et bâtarde. Les soi-disant « maîtres » de budo fleurissent un peu partout! J’ai même vu une personne se présentant comme un « Dai-Shihan ». Quel rire j’ai eu au cours de cette absurdité ! Je suppose que, dans son ignorance, il pense que Dai-Shihan signifie «Grand Maître», quoi que cela soit censé être. Je m’attends à ce que nous voyons ensuite « Grand Grand Maître », ou « Dai Dai Shihan ».
Au pire, un faux reigi n’est pas juste un malentendu, mais est manifestement frauduleux. Un tel faux reigi est généralement inventé par un instructeur inférieur pour promouvoir une impression de légitimité ou d’expertise qui n’existe pas en réalité. Pour ceux initiés dans un budo correct cette sorte de bizarre auto-glorification est trop évidente. Mais pour la personne moyenne non familière avec un reigi de budo correct ce genre de fausse étiquette peut endommager l’impression que le grand public a de tout véritable budo.
Les termes spécifiques du Budo tels que Shihan ne sont tout simplement pas appropriés dans l’usage courant occidental parce que toutes les traductions sont en fin de compte inexactes. Dans le cas de l’utilisation du terme « Shihan », l’omote a été essentiellement traduit sans que l’ura ne l’accompagne. Dans l’usage occidental courant, il n’y a pas de concept similaire d’ura attaché au mot «maître». L’ura est perdu dans la traduction, et sans ura un reigi impropre et frauduleux remplit inévitablement le vide.
L’accentuation incorrecte du reigi
Un autre écueil fréquent associé au reigi démontre l’importance de le garder dans sa juste perspective. Il a été une fois déclaré par un budoka américain de réputation tristement célèbre pour agir de manière « très japonaise » que mon reigi était beaucoup trop informel et décontracté pour être correct. Cela a été la source d’amusement sans fin pour moi et quelques-uns de mes amis. Je rappelle constamment à ceux à qui j’enseigne que le reigi, bien qu’ayant une manifestation physique importante ou kata, est essentiellement un exercice interne. Le reigi exécuté correctement devrait apparaître aussi détendu que l’expression d’une deuxième nature. Un bon reigi doit toujours être une méditation en mouvement. Dans le dojo de l’instructeur mentionné ci-dessus, j’ai observé un reigi qui était devenu si guindé et tellement « omote » qu’il n’y avait tout simplement pas de « ura ». Lorsqu’il n’y a pas de ura, il n’y a pas de budo correct. Cet instructeur a tellement donner d’importance au reigi que son dojo est un dojo de « reigi omote » au lieu de budo. J’ai également vu cela tout récemment au Japon. Il semble que ce phénomène n’est pas limité aux pays en dehors de mon pays natal.
L’inverse peut également être vu mais en général seulement au Japon. Le reigi peut y devenir un exercice répétitif appris par coeur, totalement dépourvu de sa dimension spirituelle ou de but. Dans cette manifestation, il est devenu une sorte de reigi nonchalant sans omote ou ura correct. Il est essentiellement devenu vide, pas même la coquille d’un reigi omote.
Malgré toute l’importance accordée au reigi il doit être souligné à nouveau que le reigi n’est pas une fin en soi. Il a une fonction importante et concrète et cette fonction dans le dojo est d’aider à la formation du corps et de l’âme dans la poursuite du budo. Le reigi nous rappelle nos origines divines et notre responsabilité envers ceux qui nous ont transmis le budo. Mais le reigi n’est pas kami lui-même. Mettre trop ou pas assez l’accent sur le reigi paralyse l’âme d’un dojo et, par conséquent, ses deshi. Une vérité universelle est qu’un bon équilibre est nécessaire en toutes choses. L’équilibre entre l’esprit et le corps. L’équilibre entre le mouvement et l’immobilité. L’équilibre entre le physique et le mental.
L’équilibre est la plus grande vérité que tout véritable budoka recherche tous les jours. Le reigi peut fonctionner comme un outil précieux pour l’enseignement de l’équilibre et de l’harmonie de l’esprit mais le reigi du budo peut aussi être mal employé ou négligé. Sans l’influence d’un bon reigi, le budo est comme un navire sans gouvernail à la dérive dans une tempête, sa destination incertaine.
Yukio Takamura 1982.
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