La définition globalement acceptée pour désigner une école d’arts martiaux japonais comme koryu (ko = ancien, ryu = école) est la date limite de 1868. Cette date marque le renversement du shogunat par les partisans de l’Empereur, et le début de la modernisation du Japon entrainant dans son sillage l’abolition du statut de samouraï (1876).
A ce jour, les koryu restantes ont donc survécu 150 ans sans utilité première. Si l’époque Edo est marquée par une longue paix conclue par la guerre de Boshin (1868-69), et en dehors de quelques rebellions conservatrices, les koryu n’ont à partir de 1868 plus d’occasion de former des samouraïs à des fins guerrières. La suite est connue : les budo apparaissent en s’inspirant techniquement des vieilles écoles pour proposer un corpus mêlant éducation, self-defense voire activité sportive.
Mais les difficultés de survie des koryu ne se limitent pas à leur absence d’utilité première. Ces entités ont perdu leur contemporanéité. Profondément ancrées dans le style de vie d’une société japonaise féodale faite de relations complexes, elles s’heurtent à un monde moderne fortement occidentalisé dans ses moeurs et ses valeurs. Croire que les koryu se limiteraient à un corpus technique d’armes désuètes, c’est ne pas avoir eu l’occasion de les côtoyer. Les rêgles, l’étiquette, les traditions orales et la façon de se comporter ou de s’habiller sont totalement intégrées dans la culture et l’époque qui a vu naître la koryu en question. Mon sensei dit souvent que nous sommes une société de préservation historique. Et cela inclut des moeurs et des valeurs de cette culture. Entrer dans le dojo, c’est en quelque sorte basculer entre deux époques et deux civilisations.
L’enseignement aussi est totalement imprégné de ce contexte socio-historique. La base est le kata, échange codifié à 2 dont les subtilités permettent le passage du savoir tout comme l’exploration des principes sous-jacents à une grande intensité. Notre façon d’apprendre se base sur le Shu-Ha-Ri (qui lui même s’appuie sur le kata comme support), un processus long, itératif voire récursif. Ce qui peut paraitre paradoxal, c’est que l’acquisition de compétences fines et spontanées pour le combat passe par une très forte structuration (un cadre, une façon de l’utiliser et de le transcender).
Ce contexte socio-historique possède des marqueurs forts : prédominance du groupe sur l’individu, acceptation de suivre un chemin dont nous ne percevons pas les aboutissants à un instant t, processus d’internalisation long et répétitif, nécessité d’un investissement temporel, physique et psychologique ( dire « intellectuel » m’ennuie – trop de dojo peuvent se transformer en débats intellectuels ).
Je ne mentirais pas en disant que ces caractéristiques se heurtent de plein fouet avec la culture occidentale contemporaine où l’individu est roi, voire déifié. Nombre d’écrits des pionniers occidentaux des arts martiaux relatent ce problème, et les articles indiquant le caractère nécessaire pour rejoindre une koryu répètent inlassablement les mêmes critères : abnégation, se conformer au groupe, s’investir, en plus d’un goût pour ces arts anciens. Ces dernières années, les populations ont subis de plein fouet des changements brutaux avec le Covid et l’enfermement (et on en oublierait presque la crise climatique). La première année a laissé transpirer l’espoir que, passé la crise, « on ne ferait plus comme avant », on mettrait « du sens dans sa vie ». Voyons… Reprise de la surconsommation, guerre en Ukraine, lutte pour le pouvoir d’achat… Le monde d’après ressemble étrangement au monde d’avant.
Peut-être même est-il encore plus comme avant : les privations soudaines engendrent toujours un effet de surconsommation compensatoire (avez-vous une grand-mère qui a connu la guerre est fait toujours trop à manger quand elle reçoit, de peur que les invités manquent de nourriture ?).
Si on en revient à nos écoles d’arts martiaux, très consommatrices d’investissement personnel et donc de temps, elles subissent aussi la multiplication et diversification des activités de loisir (entre besoin de sortir et d’activité suite à l’enfermement et besoin de consommer du loisir en quantité comme tout autre produit). La modernisation de la société, par la mise en avant du toujours + et toujours + vite, rejette les processus longs jugés ennuyeux. Plutôt un tweet qu’un communiqué, plutôt un épisode d’une série qu’un livre.
A vrai dire, c’est déjà un bien bel exemple de résilience que les koryu puissent continuer d’exister à notre époque et ne soient pas le dernier cercle de retraités des années 2000 (malheureusement certaines le sont, et disparaissent aussi vite que leurs membres).

L’avenir ne semble pas beaucoup plus prometteur pour les gendai budo (arts martiaux modernes post 1868 comme le karaté, l’aikido ou le judo). Ceux qui n’ont pas de facette sportive sont en déclin d’adhérents. Dans le livre « Uchi-deshi », Simone Chierchini, pose cette question à Jacques Payet (8e Dan d’Aikido Yoshinkan) : « (…) devons-nous continuer et devenir un koryu dans le vrai sens du terme ? « . Sa réponse est la suivante : « Je pense que ce serait facile pour un instructeur si l’Aïkido devenait un Koryu car ce serait très facile de n’enseigner qu’à quelques passionnés qui veulent vraiment apprendre et qui recherchent l’essentiel. Mais je pense que l’Aïkido a tellement à donner aux gens et c’est un défi beaucoup plus grand d’essayer de changer l’avis de quelqu’un et de susciter une graine chez quelqu’un qui n’a aucun intérêt particulier pour ce que vous faites. »
La question n’est positive ni pour l’Aikido ni pour l’image des koryu (ici réduite à un musée martial réservé à un tout petit groupe de passionnés).
De leur côté, les arts martiaux à inclinaison plus sportive, subissent la compétition féroce du MMA (arts martiaux mixes), un sport de combat qui aime jouer, comme d’autres l’ont fait avant lui, sur les images de combat ultime. Ce fut d’abord l’avènement du jujitsu brésilien (grand dominant des premiers combats « en cage ») puis le mélange protéiforme du mma. Hors frein politique à son développement, je ne suis même pas certain qu’il convienne aujourd’hui de parler de compétition du mma avec les autres sports martiaux : il est le plus populaire.
Les pratiques martiales en sont-elles réduites à se partager un groupe toujours plus restreint de potentiels intéressés ? Les pratiques plus récentes remplaçant progressivement les plus anciennes ?
Je ne le crois pas. Toutes ces pratiques n’ont pas les mêmes desseins et ne mettent pas en oeuvre les mêmes moyens. A-t-on la même perspective entre celui qui s’entraine à parfaire ses techniques pour battre un adversaire dans un ring tout en sachant qu’il ne le fera plus passé la fleur de l’âge, et le pratiquant qui, par la technique, modifie la façon globale d’utiliser son corps ? A-t-on la même vision lorsque Jigoro Kano crée le judo comme une éducation du corps et de l’esprit, et lorsqu’on assemble diverses pratiques pour devenir un combattant complet pour un type de compétition donnée ?
Les koryu ne seront jamais des pratiques de masse et ne chercherons jamais à « recruter » pour devenir plus grosses (clin d’oeil à certaines fédérations qui avalent facilement les disciplines pour avoir une belle assise politique et économique vis à vis de l’Etat français et par opposition aux autres fédérations…). Néanmoins, elles doivent permettre aux personnes à la recherche d’une profonde richesse martiale et historique de les trouver. Doucement, elles le font. Rappelons-nous qu’en moins d’un siècle, nous avons eu les premiers instructeurs étrangers de koryu, une école dont la lignée et le hombu sont sortis du Japon, que plusieurs écoles ont intégré l’usage de groupe d’étude à distance, ou encore un occidental comme successeur officiel… Considérant la nature auto-centrée, spécifiquement japonaise et protectrice des koryu, c’est une adaptation remarquable mais complexe (qui pose encore de nos jours des problèmes au moment de la succession).
Pour vivre, les koryu ont besoin d’un renouvellement permanent des générations (et d’un mix continu de ces générations), afin que le savoir puisse passer d’une génération à l’autre. Pas comme une pièce de musée sous vitrine avec contrôle de la température et de l’humidité; mais tel un morceau d’Histoire vivante, où l’intensité et l’investissement de chaque membre d’une école en maintient la vitalité. Quelque soit l’adaptation des koryu à leur époque, ce fort investissement du pratiquant persistera. Peut-être parce que la richesse et la profondeur de ces connaissances ne peuvent s’apprécier et s’acquérir sans cette implication.
Finalement, lorsque les médias agitaient en plein Covid, la quête de sens et le besoin de s’impliquer; ces notions me renvoyaient simplement à ma pratique martiale.
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