Dans les prochains articles je vais réaliser, avec l’accord de Mr Pranin, la traduction de l’interview de Toby Threadgill parue en anglais sur l’Aikidojournal : An Interview With Toby Threadgill, Menkyo Kaiden, Takamura ha Shindo Yoshin ryu. Cette interview a été réalisé par Marco Ruiz. Le lecteur pourra trouver à la fin de l’article quelques notes de traduction.
Un peu de contexte. J’ai rencontré Yukiyoshi Takamura dans le quartier japonais de la ville de San Francisco au Japon lors d’un événement du JACL* au début des années 1990. Quand j’ai réalisé qu’il était l’instructeur d’une koryu* dont j’avais entendu des rumeurs dans la zone de South Bay, je lui ai demandé s’il voulait faire une interview pour un bulletin d’information sur les budo que je publiais. À mon grand plaisir, il a accepté. J’ai rendu visite à Takamura sensei et sa charmante épouse Mishiko, à leur domicile une après-midi pour mener l’interview. C’est durant cette interview que j’ai réalisé que cet homme était un trésor d’informations et de perspicacité. Plusieurs années plus tard j’ai été contacté par Mr Stan Pranin de l’Aikido Journal Magazine concernant une extension de mon entreview. La version étendue de cette interview a été publiée dans Aikido Journal en 1999. Yukiyoshi Takamura est décédé en 2000. La direction de son organisation est passée à Toby Threadgill en 2004 suite à la retraite des autres élèves seniors.
En mai 2008, lors d’un voyage au Colorado, j’ai rendu visite à Toby Threadgill. Son dojo niché dans les montagnes d’Evergreen, Colorado, est à couper le souffle. Il reflète cette caractéristique issue du Shinto: atteindre la beauté par la simplicité. Cela sent même tel un sanctuaire shintoïste, imprégnant l’air de l’odeur parfumée de hinoki. Je me suis assis avec Threadgill sensei autour d’un thé dans son dojo, après une courte séance d’entraînement pour discuter de la tradition qu’il dirige et l’avenir des arts martiaux classiques en dehors du Japon. J’espère que vous trouverez ses observations et ses idées aussi fascinantes que moi.
Pouvez-vous s’il vous plaît me donner quelques informations sur le Shindo Yoshin Ryu?
Le Shindo Yoshin ryu est une école de koryu jujutsu. Il a été fondé vers la fin de la Période Edo par Katsunosuke Matsuoka, un membre du clan Kuroda.
Matsuoka a fondé Shindo Ryu Yoshin parce qu’il sentait que les systèmes de jujutsu de la fin de l’époque Edo* avaient perdu beaucoup de leur utilité militaire, évoluant vers des systèmes davantage motivés par les défis individuels que par un véritable engagement militaire. Matsuoka, impliqué dans les tensions politiques de la période Edo, conçut le Shindo Yoshin Ryu comme un véritable sogo bujutsu ou une science militaire complète.
L’école regroupe les enseignements de jujutsu de la lignée Akiyama Yoshin Ryu et de la lignée Nakamura Yoshin Koryu. Le Shindo Yoshin Ryu a encore été influencée par les écoles de Kenjutsu Jikishinkage ryu et Hokushin Itto ryu. La branche Ohbata/Takamura qui s’est séparée de la voie principale en 1895, comprend aussi l’influence du Matsuzaki Shinkage ryu. Les deux différentes lignées de jujutsu Yoshin ryu reflètées dans nos enseignements ont été très importantes et ont influencé de nombreux styles de jujutsu ainsi que le Kodokan Judo.
Seules deux branches légitimes de Shindo Yoshin ryu existent, le Shindo Yoshin Ryu Domonkai sous la direction du Dr Ryozo Fujiwara à Tokyo et le Takamura ha Shindo Yoshin Kai ici aux États-Unis.
Vous êtes devenu plutôt connu sur le plan international. Vous êtes particulièrement demandé pour diriger des stages à la fois par la communauté de l’aïkido et celle du Wado Ryu. Pourquoi une telle fascination, il semble inhabituel que les membres de ces disciplines modernes s’intéressent à une école de Koryu jujutsu?
Dans le cas du Wado Ryu, l’intérêt est historique. Le karaté Wado Ryu a été fondé par Hironori Ohtsuka en 1934. Ohtsuka était un pratiquant hautement diplomé de Shindo Yoshin ryu et Yoshin Koryu qui plus tard a étudié le karaté d’Okinawa avec Gichin Funakoshi, Choki Motobu et Kenwa Mabuni. Ohtsuka a combiné des influences de jujutsu classique avec le karaté d’Okinawa afin de créer le Wado Ryu. Malgré l’admiration d’Ohtsuka pour le karaté d’Okinawa, il a rejeté plusieurs de ses éléments les plus durs, préférant l’approche plus douce et plus subtile du jujutsu. Cela rend la forme des techniques Wado Ryu et sa théorie plutôt uniques parmi les systèmes de karaté japonais.
Dans le cas de l’aïkido, l’intérêt est essentiellement d’ordre technique. Le Takamura ha Shindo Yoshin Ryu comprend l’étude de la force interne et emploie des mouvements corporels très subtiles. Ces domaines d’étude et les principes qui les guident sont liés à la théorie de l’aïkido. Un autre partie du TSYR* que les aïkidoka trouvent particulièrement intéressante est l’intégration de la théorie des armes et du taijutsu. Pratiquement toutes les techniques de taijutsu des budo japonais sont associés aux armes classiques. En TSYR la relation entre le taijutsu et les armes classiques n’a pas été marginalisée, les deux sont encore enseignés comme un tout interdépendant.
C’est fascinant. Pouvez-vous développer ?
La plupart des arts martiaux modernes qui avaient des liens avec l’étude des armes classiques, les ont soit supprimées, soit reléguées au second plan. Par exemple, le fondateur de l’Aïkido, Morihei Ueshiba, montrait souvent la connexion technique de l’Aikido avec l’étude des armes, mais dans la vaste communauté des aïkidoka ces études ont finalement été releguées à un second rôle. Récemment il y a eu un mouvement par certains groupes d’aïkido pour introduire l’étude des armes classiques aux côtés de l’aïkido afin d’explorer de manière approfondie la relation entre bukiwaza et taijutsu. TSYR est l’un des nombreux modèles que les aïkidoka peuvent investiguer qui représente un exemple non dilué de cette intégration.
Comment avez-vous rencontré votre sensei, Yukiyoshi Takamura?
En 1986, j’ai pris connaissance de Yukiyoshi Takamura, chef de file de la branche de Takamura Shindo Yoshin Ryu en faisant des recherches pour un article de magazine. Le sujet de l’article était les liens historiques et techniques du Wado Ryu au jujutsu. Au début de mes recherches, de nombreuses sources m’ont amené à croire que le Shindo Yoshin Ryu n’existait plus parce Hironori Ohtsuka, 4e maître de l’école*, l’avait abandonné pour créer le Wado Ryu. Cependant, j’ai fortuitement rencontré David Maynard, qui était un des meilleurs étudiants du Takamura sensei. J’ai été enthousiaste d’apprendre de David Maynard que le Shindo Yoshin Ryu continuait d’être enseigné et que Ohtsuka Hironori n’était pas le 4e maître de l’école de tous les Shindo Yoshin ryu, mais a dirigé une petite ryuha ou branche associée à un professeur de Kendo nommé Tatsusaburo Nakayama.
J’ai contacté par mail Takamura Sensei et ai débuté une correspondance avec lui. Plusieurs mois plus tard, j’ai décidé de lui rendre visite à son dojo en Californie du Nord. Ce que j’y ai trouvé était un homme fascinant, de petite stature physique mais avec une présence très intense autour de lui. Les informations historiques et des documents qu’il a mis à ma disposition étaient inestimables. J’ai appris que la lignée principale de Shindo Yoshin ryu était encore un membre de la Nippon Kobudo Kyokai à Tokyo et que le leader de la 3ème génération, Tatsuo Matsuoka était encore vivant. J’ai aussi appris que la branche enseignée par Takamura sensei était issue de Shigeta Ohbata, grand-père de Takamura sensei.
Je m’entendais plutôt bien avec Takamura sensei, alors il a suggéré que si j’étais vraiment intéressé d’en apprendre davantage sur le Shindo Yoshin ryu, je devrais commencer à étudier le TSYR. En accord avec une étiquette correcte du budo, il a contacté mon sensei de Wado Ryu, Gerry Chau, et a formellement demandé la permission de me prendre comme élève. Sur une période de plusieurs années je me suis entraîné de plus en plus en Shindo Yoshin ryu et de moins en moins en Wado Ryu. Je suppose que la raison principale de ce changement d’orientation a été ma fascination pour l’art du sabre et le riche héritage historique entourant le koryu jujutsu.
Comment en êtes-vous arriver à à recevoir un Menkyo Kaiden en Shindo Yoshin Ryu?
C’est une longue histoire. (Rires) Revenons un peu en arrière.
Durant sa vie, Takamura sensei a attribué trois licences menkyo kaiden de Takamura ha Shindo Yoshin Ryu. La première a été délivré à Iso Takagi Sensei au Japon. Je crois que sa licence a été attribué au début des années 1980. En 1994, une licence a été décerné à David Maynard sensei. Mon Menkyo Kaiden, décerné en 1999, a été le dernier émis.
L’intention originale de Takamura sensei était que chacun des trois titulaires Menkyo Kaiden opére de façon semi-indépendante, supervisant différents lieux géographiques: Iso Takagi au Japon, David Maynard en Europe, et moi dans les Amériques. Après la mort de Takamura sensei en 2000, des événements malheureux a provoqué des changements à cette structure organisationnelle proposée. Une maladie grave a contraint Takagi Sensei à se retirer en 2001 et un accident d’automobile en 2003 a laissé Maynard Sensei avec une blessure incapacitante au dos. En 2004, Dave Maynard et Iso Takagi m’ont demandé d’accepter officiellement la position de Kaichō et de superviser l’organisation mondiale.
Qu’est-ce que cela signifie d’être Menkyo Kaiden d’un ryu traditionnel? Est-ce sans précédent pour un non-japonais?
La délivrance d’un licence finale dans une Koryu est spécifique à chaque école. Dans certaines Koryu, par exemple, le Menkyo Kaiden est une licence purement technique. En TSYR, le Menkyo Kaiden est une autorisation administrative, uniquement délivrée aux détenteurs qualifiés d’un joden gokui menkyo. Il n’y a pas de grade dan en TSYR. Nous délivrons uniquement les licences d’enseignement classique: Shoden, Chuden puis joden Gokui. Si je reçois un joden Gokui menkyo en TSYR, on est reconnu comme avoir appris la totalité du programme technique. Avec le Menkyo Kaiden vient l’accès à une petite catégorie d’enseignements oraux et l’autorité associée à des fonctions administratives, des stratégies politiques et ce genre de chose.
Il n’est pas sans précédent pour un non-japonais de détenir un Menkyo Kaiden d’une ryu traditionnelle. Il y a un assez grand nombre d’occidentaux avec des licences dans les koryu budo maintenant.
Etait-ce difficile en tant que non-Japonais d’être accepté en tant que leader d’une Koryu?
La réponse courte est absolument, oui. Il y a un sentiment parmi certains Occidentaux qu’une koryu ne peut pas être transmise en dehors du Japon. Ils croient que pour transmettre ou étudier une koryu correctement, cela doit être fait dans la culture du Japon et au Japon. Mon professeur ne croyait pas cela. Sa position était que la culture féodale qui portait les koryu au Japon est morte avec la restauration Meiji en 1868. Takamura sensei croyait que la culture moderne japonaise est pratiquement aussi éloignée du féodalisme japonais que l’est la culture occidentale moderne, donc le lieu de la formation n’est pas pertinent. Correctement enseignées, les nuances culturelles critiques nécessaires à l’étude du TSYR sont intégrées dans ses enseignements.
Alors que pensent les Japonais dans la communauté Nihon koryu d’un occidental comme vous détenant un poste aussi important?
Beaucoup de grands instructeurs japonais de koryu et historiens des budo reconnaissent ma position et m’ont offert leur soutien. Probablement la reconnaissance la plus importante est venue du Japon en juillet 2007 lorsque j’ai visité la famille Matsuoka à Akeno avec Shingo Ohgami, 7ème dan en Wado Ryu. Rencontrer la famille du fondateur du Shindo Yoshin ryu a été un événement important, car il a rétabli le lien entre le contemporain Takamura ha Shindo Yoshin Kai et la famille Matsuoka. Il y avait plus de 30 ans depuis que mon professeur avait eu un contact direct avec la famille Matsuoka par le troisième maître de l’école: Tatsuo Matsuoka.
Les Matsuoka nous ont invité dans leur maison où nous avons passé plusieurs heures au cours du déjeuner. Ils ont fourni un accès à des photographies et documents historiques rarement vus en dehors de la famille immédiate. Ils nous ont permis d’enregistrer une interview de trois heures couvrant leur histoire familiale et ensuite ils nous ont accompagné pour visiter la tombe de Katsunosuke Matsuoka.
Dans les cercles Wado Ryu il y a de nombreux partisans, mais Shingo Ohgami mérite une mention spéciale. Ohgami sensei a été un pratiquant de longue date à la fois du Gendai budo et du Koryu. Il est également un historien dévoué et chercheur méticuleux. Il a été profondément impliqué dans la collaboration avec le Takamura ha Shindo Kai Yoshin sur les recherches historiques et d’autres questions importantes entourant l’héritage de Takamura Sensei. En 2006 Ohgami sensei a publié un essai sur Takamura sensei et moi qui est paru dans le bulletin d’information du club de karaté de l’université de Tokyo. Nous prévoyons de co-écrire un livre complet sur l’histoire et les techniques du Shindo Yoshin ryu. Je ne peux qu’insister sur l’aide préciseuse que Ohgami sensei m’a apportée personnellement ainsi qu’au Takamura ha Shindo Yoshin Kai en général. Je lui dois une grande dette.
Beaucoup de pratiquants de Koryu à l’Ouest ont aussi été favorables. Ellis Amdur du Toda ha Buko ryu et Araki ryu, Meik et Diane Skoss de Koryu books* et Phil Relnick du Shindo Muso Ryu et Katori Shinto Ryu. Ce ne sont là que quelques-uns de ceux que je suis chanceux de considèrer comme des amis et supporters.
Notes:
JACL : Japanese American Citizens League, une organisation pour les droits des américains japonais aux Etats-Unis.
Koryu : ancienne école d’arts martiaux
Koryu books : www.koryu.com
Maître de l’école : traduction choisie pour “Headmaster”. Le terme Soke en japonnais est aussi souvent utilisé bien qu’imparfait (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Soke), il n’est néanmoins pas employé dans la tradition du Takamura ha Shindo Yoshin Ryu.
Période Edo : période allant de 1600 à 1868.
TSYR : abréviation de Takamura ha Shindo Yoshin Ryu.
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