Deuxième partie de la traduction de l’interview de Toby Threadgill parue en anglais sur l’Aikidojournal : An Interview With Toby Threadgill, Menkyo Kaiden, Takamura ha Shindo Yoshin ryu. Cette interview a été réalisé par Marco Ruiz.
Cette partie de l’interview aborde la mentalité des élèves ainsi que la self-défense et la compétition.
Lien vers la 1ere partie de l’interview

sensei Toby Threadgill
Il semble y avoir un intérêt soudain pour les Koryu. Votre organisation en bénéficie-t-elle ?
Un intérêt soudain? Êtes-vous sûr que vous ne confondez pas les koryu avec le MMA ?
Ok, peut-être pas un intérêt soudain mais que diriez-vous d’un intérêt accru ?
Je pense qu’avec un accès accru aux enseignants autorisés plus de gens étudient les koryu en Occident, mais cela reste un très petit nombre. Beaucoup d’étudiants ne sont pas vraiment motivés à long terme, ils sont attirés par les Koryu à cause des histoires romantiques de la culture populaire autour des samouraï. Lorsque ces étudiants reçoivent une dose de ce que l’entraînement à une koryu nécessite réellement ils repartent presque aussi vite qu’ils sont arrivés. Pour cette raison, j’exige un entretien personnel et une période probatoire significative pour tous les étudiants candidats à l’adhésion au groupe. Cela me permet d’observer et d’écarter ceux que je ne trouve pas vraiment faits pour l’étude d’une koryu. Les budo classiques nécessitent une énorme quantité de dévouement, de patience et de détermination. Notre entraînement requiert une attitude et une mentalité assez uniques. Ce n’est certainement pas pour tout le monde.
Pouvez-vous décrire l’élève idéal de koryu pour moi, pendant que je prends des notes?
L’exigence la plus importante pour un étudiant est qu’il possède un trait de personnalité appelé « nyunanshin » – la capacité à surmonter son expérience antérieure et des idées préconçues. Il doit être disposé à mettre son ego de côté, vider sa tasse et recommencer. Il doit être prêt à recevoir ce que le kai* a à lui enseigner sans résistance.
Le meilleur élève pour une koryu est habituellement un étudiant de budo moderne qui réalise qu’il est à la recherche de quelque chose de différent, quelque chose qui lui parle dans un autre langage du budo. Il est souvent plus âgé ou inhabituellement mature pour son âge. Il a cultivé une perspective bien définie de ce qu’il cherche et de ce qu’il désire pour sa formation. Il ne cherche pas une simple self-défense ou la gratification personnelle de la compétition sportive. Il souhaite se plonger dans une aventure qui est à la fois stimulante physiquement et intellectuellement. Il aime l’idée qu’il fait partie de quelque chose en lien avec l’histoire, quelque chose avec un objectif plus vaste que lui.
Souvent les étudiants de koryu sont impliqués dans l’application de la loi ou ont une expérience dans le service public. J’ai un nombre important d’étudiants qui ont servi dans notre armée. Je pense que la perspective et le caractère d’une Koryu parlent à ces personnes d’une façon que les formes les plus populaires du budo ne font pas.
Cela dit, certains de nos étudiants s’entrainent dans les formes modernes du budo en plus du TSYR*. Je suis d’accord avec cela aussi longtemps qu’ils peuvent séparer les disciplines. Si ils ne le peuvent pas, je dois insister pour qu’ils fassent un choix entre l’une ou l’autre parce qu’ils ne leurs rendraient pas justice.
Alors une koryu n’est pas vraiment concernée par la self-défense moderne ou la compétition ?
La self-défense était une préoccupation considérable pour Takamura sensei. Il la prenait très au sérieux et est allé jusqu’à adopter une version plus intense de l’entraînement qui aborde les effets du stress. Cependant, nous sommes encore une Koryu. Notre objectif principal est de maintenir les traditions et le patrimoine technique de notre art. Si la seule motivation d’un étudiant pour la formation en arts martiaux est la self-défense, peut-être apprendre et acquérir des compétences en arme à feu et obtenir un permis de port d’arme serait un meilleur choix.
A propos de la self-défense, j’ai lu un article qui fait allusion à une intrusion de domicile que vous auriez vécue. Il était énigmatique, mais concluait que vous aviez géré la situation avec succès, une situation qui aurait pu tourner très mal.
Oui. C’était il y a longtemps. J’ai eu la chance de survivre. Je n’aime pas vraiment en parler mais je vais vous donner une version condensée. Je me suis retrouvé face à deux hommes qui ont fait irruption dans ma maison de toute évidence avec l’intention d’agresser ma femme qu’ils avaient suivie jusqu’à son domicile après un roulement tardif au travail. La situation s’est aggravée et même si j’ai réussi à désarmer les deux attaquants, une balle est passée à quelques centimètres de ma tête et j’ai été sévèrement coupé avec un couteau. J’ai presque perdu ma vie.
La principale leçon que j’ai appris de cet incident est que, malgré ma formation aux arts martiaux, je n’étais finalement pas préparé à ce type de menace. Si j’avais pris quelques précautions simples, ces hommes n’auraient jamais pénétré dans ma maison à mon insu. Même un chien qui aboie aurait été un précieux atout de self-défense ce soir là.
L’événement a changé ma vie et finalement mon état d’esprit dans les arts martiaux. Une autre chose que j’ai apprise est que si vous n’êtes pas mentalement prêt à tuer un autre être humain dans une situation comme celle que j’ai vécue, vous pouvez être obligé de prendre cette décision en un instant. J’ai eu la chance de réagir d’une manière avec laquelle je suis maintenant à l’aise. La décision de tuer une autre personne est grave et doit être abordée avant que la mort nous regarde en face. J’aurais pu mettre un terme à la vie d’un attaquant à un instant du conflit, mais j’ai choisi de ne pas le faire quand il n’était plus une menace directe pour moi. J’ai fait ce choix tout simplement parce que je sentais que c’était la bonne chose à faire à ce moment. Plus tard, la gravité de la situation et ce que à quoi j’ai dû faire face ont lourdement pesé sur moi. Finalement, j’ai réalisé que mon instinct pour une réponse mesurée a été un trait positif qui me permet de bien dormir avec le résultat. Je n’ai pas été formé pour être un bourreau ou un mouton. J’ai été formé pour engager une menace jusqu’à ce que je sois convaincu qu’elle ai été neutralisée et ensuite arrêter sans malveillance. Cela dit, si j’avais été forcé de tuer l’un des attaquants au cours du conflit, je dormirais tout aussi profondément.
Wow! Je suis époustouflé. Quelle histoire incroyable!
N’en faisons pas quelque chose de plus important que ce n’était ou quelque chose que ce n’était pas. C’est arrivé il y a 24 ans et j’étais mort de peur. J’ai connu un stress si intense par la suite que je ne pouvais pas entendre ou sentir quelque chose. Mes souvenirs de l’événement sont comme une expérience externe au corps. Des heures s’écoulèrent avant que le stress dû à la situation ne diminua. Je ne souviens pas clairement être allé à l’hôpital ou avoir été recousu dans la salle d’urgence. Le tout a été très surréaliste.
Compte tenu de cette expérience, l’une des choses que je suis venu le plus à apprécier au sujet de Takamura sensei était son état d’esprit martial. Il était d’un calme inquiétant sous stress. J’en suis venu à réaliser que ce trait de caractère était une compétence améliorée non seulement par son entraînement physique, mais aussi par l’entraînement mental et spirituel qui l’accompagnait. Il a vécu au quotidien entièrement selon ses propres termes, sans crainte ni inquiétude. Il y a beaucoup de monde qui parle de « vivre son budo » mais Takamura l’a vraiment fait. Son attitude et sa mentalité étaient le modèle qui m’a aidé à rejeter toute spéculation sur mes actions suite à l’attaque. L’incident est juste arrivé et a été traité de la meilleure façon possible à l’époque. Si un autre événement semblable se passe dans ma vie, je pourrais vivre ou je pourrais mourir. C’est juste un fait de la vie, je l’accepte maintenant sans trop d’inquiétude.
Y a-t-il plus d’information que vous pouvez nous fournir à propos de cet événement?
Il n’y a pas beaucoup plus à dire. Comme je l’ai dit, je ne suis pas vraiment à l’aise pour en parler parce que certaines personnes ont une impression erronée au sujet d’une telle histoire et en font un mythe. Cela banalise la gravité de ce qui s’est passé. L’événement a changé à jamais ma perception de ce que le budo est vraiment, mais c’est une expérience que je ne souhaite à personne. Un bon budo est vraiment une étude de la vie et la mort. Elle affecte la manière dont nous faisons face aux conflits et aux défis de la vie. Malheureusement, les gens font souvent une fixation sur la mécanique du budo et négligent ou rejetent les autres éléments tout aussi importants de l’entraînement. En conséquence beaucoup de gens traitent le budo comme un jeu. Le vrai budo n’est pas un jeu.
Quel bon enchaînement, et concernant la compétition dans le budo ?
Quant à la compétition, nous ne faisons pas de compétition dans le sens moderne en TSYR*. Toutefois, à des niveaux supérieurs d’entraînement, nous intégrons des applications libres de nos techniques en opposition, force contre force. Il peut être vraiment risqué d’appliquer les clefs et les atémi dans ce cadre, aussi la progression de l’utilisation de la force est très strictement contrôlée, mais au fur et à mesure notre objectif est qu’une confrontation soit terminée aussi vite que possible. Au cours de mon entrainement au niveau joden j’ai pris et donné des coups aussi durs que tout ce que j’avais vécu en Muay Thai. Les clefs appliquées à pleine vitesse avec force sont très dangereuses. Il faut une habileté extrême et une grande sensibilité pour appliquer le kansetsu waza* dans un tel environnement sans risquer une blessure grave.
Je ne savais pas ce type d’entraînement existait dans Koryu. Est-ce courant ?
Honnêtement, je ne suis pas sûr. Je sais que le Tenjin Shinyo Ryu comprend un entraînement intensif qui vise à tester la ténacité et la mentalité martiale d’une personne. Je crois que le Kashima Shin Ryu a une pratique similaire. En ce qui concerne le Araki ryu c’est certain. Vous devriez faire l’expérience d’Ellis Amdur vous attaquant férocement avec un bokken*. Il faisait une démonstration à mon dojo une fois et a cassé un bokken sur le mien – un morceau m’a frappé dans la tête et s’est planté ensuite dans le mur du dojo. Si vous faites une erreur ou renoncez de peur à un moment comme ça, des os sont brisés ou pire.
Les koryu sont fréquemment critiquées comme étant désuètes et irréalistes. Je suppose que vous êtes en désaccord avec cette conclusion.
Pas dans tous les cas, mais examinons le terme « irréaliste ». Si la critique signifie archaïque dans l’environnement actuel et donc irréaliste, je peux comprendre l’opinion et peut être d’accord sous conditions. Toutefois, si la critique veut dire irréaliste dans le contexte de l’art, je crains de ne pas être d’accord. Les Koryu, comme toute autre catégorie de budo, existent dans les limites et les paramètres de l’histoire et de ses buts. Takamura sensei était catégorique : une Koryu doit rester fidèle à ses principes de base pour éviter de dégénérer en ce qu’il appelle « une jolie danse ». Cela ne signifie pas que je doive demander à mes élèves d’aller dans certains bar miteux et se retrouver dans un combat de rue, ou entrer dans certains sports modernes, comme l’UFC. Ce qu’il voulait dire était que les principes fondamentaux d’un art doivent être constamment mis au défi dans le contexte et les hypothèses qui fondent l’art.
Tester les principes d’un art dans le contexte de sa création est un test valide qui maintient l’art comme une entité martiale vivante au lieu d’une coquille vide. Les gens qui disent que toutes les koryu sont irréalistes, basent cette opinion en testant une koryu en dehors de ses paramètres d’origine. C’est comme prendre un couteau pour une fusillade. Voyons, si vous êtes étudiant d’un bujutsu classique issu de champs de bataille, l’apprentissage du jet de grenade à main est une compétence existant en dehors du contexte historique de l’art. Si toutefois une école de sabre classique emploie une tactique en utilisant un timing précis, mais que les élèves ne pratiquent jamais ce timing en assaut libre contre un adversaire qui peut utiliser les feintes et des attaques à contre-temps, comment l’étudiant peut-il internaliser de manière réaliste ce principe ? Les écoles de koryu budo vivantes doivent avoir un mécanisme pour valider les principes et les tactiques dans leur contexte d’origine pour s’assurer que rien d’essentiel n’a été perdu, compromis ou corrompu.
Un enseignant compétent peut aider les élèves à creuser profondément dans les principes de base d’un koryu puis leur permettre de les tester dans le contexte approprié. Cela fait partie du Shu Ha Ri*. Il est de mon avis que ce type de d’entraînement est indispensable car le test est une investigation physique et intellectuelle qui enseigne à l’étudiant comment comprendre et intérioriser un principe dans toute sa profondeur historique et technique. Une koryu, ou toute école de budo qui refuse de tester ses principes de base risquerait inévitablement de dégénérer en une représentation de théorie académique excluant toute vitalité ou étincelle de réalisme.
Notes :
bokken : sabre en bois.
MMA : Mixed-Martial Art, arts martiaux mixes popularisés par les UFC.
Kai : organisation de l’école (Takamura ha Shindo Yoshin Kai)
Kansetsu waza : techniques de contrôle articulaire
Shu Ha Ri : mode d’enseignement traditionnel, voir en anglais : Shu ha ri
TSYR : Takamura ha Shindo Yoshin Ryu
Nyunanshin, voilà ce qui manque à la plupart des pratiquants contemporains. L’humilité pour accepter de se remette en question et par la même occasion de progresser.
Merci pour la traduction de cette interview.
kiaz
Oui effectivement, un état d’esprit indispensable si on ne veut pas voir les choses par le bout de la lorgnette ou carrément passer à côté… D’autant quand le corps ayant acquis d’autres automatismes ne se laisse pas faire ;-).
Il y a aussi je crois cette nuisance qui consiste à vouloir toujours remettre en question avant même d’apprendre…
Merci beaucoup pour ce très intéressant interview.
L’esprit des koryu y est bien décrit à mon avis.
Eric
Merci Eric,
Même si chaque koryu semble avoir ses propres caractères, je pense effectivememt que celà évoque bien certaines caractéristiques communes.
J’espère pouvoir réaliser la dernière partie de la traduction sous peu.
Nicolas
A 100% d’accord avec lui.
Je retrouve dans sa description de « l’événement » ce que j’ai pu expérimenter ou ce que d’autres m’ont raconté, la déformation du temps, le caractère presque abstrait du ressenti, extérieur au corps, le tout accompagné de quelques fulgurances qui semblent tout simplement impossibles quand on y repense. De ce point de vue, je ne crois pas que son entrainement ait été inutile.
La problématique actuelle de l’AIkido est très clairement exprimée. Difficile de dire mieux.
Je retiens cette idée de la validation du principe en assaut libre. Il suffit de demander à son partenaire d’attaquer sans définir l’attaque auparavant (Bref, attaque comme tu veux): c’est dans ces circonstances qu’on comprend, qu’on expérimente l’ouverture, le musubi, finalement le ai-ki – même si on en mange quelques unes. Plus ça va plus je sens que je vais reprendre la boxe 😉
Très content que tu commences un blog. J’aime beaucoup l’image du pont en pleine nature. Ueshiba parlait souvent de ce pont entre ciel et terre, tu y as pensé ou c’est un « hasard »?
Bonjour Léon,
Je ne sais pas si l’assaut est « libre » au sens moderne puisqu’il dit qu’il doit continuer à correspondre à la mise en oeuvre des principes de l’école.
Je crois aussi qu’une discipline où « on va au charbon » comme la boxe permet une mise en situation (si on y garde les principes de notre art d’origine). Je ne l’ai pas sous la main mais il y avait un post de Mr threadgill qui indiquait qu’un de ses élèves était 7e Dan (je crois) d’Aikido shotokan (style tomiki avec compet) et qu’il avait un tai sabaki avec un timing incroyable dû à leur mise en situation.
Pour le pont, on va dire que c’est un hasard accepté ;-). C’est l’image par défaut de ce thème, je comptais la changer plus tard mais au final cela ressemble au parc à côté de chez moi… Et cela correspond mieux à mon titre référençant un chemin et un dieu romain qu’une image d’inspiration japonaise.
Maintenant que tu me rappelles Ueshiba je pourrais lui ajouter ce sens. On pourrait aussi le voir comme un lien entre nous et le passé (koryu).
Nicolas
Je précise : « dû à leur mise en situation » = le shiai pratiqué dans leur style d’Aikido
Bonjour, je viens de découvrir et lire ces 3 parties d’interview, merci de les avoir partagées. Yves pratiquant de kenpo kai.
Merci pour votre lecture Yves.