Après mon article sur les différences culturelles entre ‘Sensei’ et ‘Maître’, j’avais l’intention de discuter de la notion de respect au sein du dojo et comment l’étiquette en fait intrinsèquement partie sans tomber dans l’expression militariste. Mais Peter Boylan ayant publié sur son blog un essai développant ce même sujet d’une façon bien plus explicite que je ne le ferais, je vous propose d’en lire la traduction.
Montrer du respect: au et en dehors du Japon
Par Peter Boylan. Avec sa permission exclusive pour la traduction. Article original : http://budobum.blogspot.jp/2014/10/showing-respect-in-and-out-of-japan.html.
Quelqu’un m’a demandé comment on montre du respect envers son professeur sur et en dehors du tapis au Japon par rapport aux États-Unis. Il se trouve que je me prépare pour un voyage au Japon et j’ai pensé à cela ces derniers temps. Le respect devrait être la base de toute relation, et c’est particulièrement vrai dans le budo, où ce que nous pratiquons est dangereux en raison de la nature des techniques. Si vous ne vous respectez pas vos enseignants et vos partenaires, ou s’ils ne vous respectent pas, les choses peuvent très vite mal tourner. Le respect est essentiel avant même de commencer à s’entrainer.
Je vois beaucoup de façons différentes d’exiger et faire preuve de respect en occident. J’ai vu des dojo qui me font penser à des images de films de formation militaire de base, avec tout le monde debout de manière rigide au garde-à-vous et criant leurs réponses aux commandes et commentaires de l’enseignant. J’en ai vu d’autres qui étaient si tranquilles que cela en était incroyable. Les élèves et les enseignants ne disaient presque rien. Les élèves se mettent à genoux, le professeur démontre quelque chose plusieurs fois, tape dans ses mains, et tout le monde se répartit pour pratiquer ce qui a été démontré. Le tout sans un mot. Les dojo où je suis plus à l’aise sont probablement un peu trop bavards pour une pratique optimale, mais la même chose peut certainement être dite de moi. Ces dojo sont détendus. L’enseignant dirige et démontre, mais les étudiants peuvent poser fréquemment des questions, à la fois lorsque l’enseignant démontre de nouvelles choses, et quand les étudiants travaillent sur quelque chose.

Partie d’un salut formel. Tous les styles n’utilisent pas la façon de saluer du Karaté, du Judo ou de l’Aikido. Copyright Grigoris Miliaresis
Dans chacun de ces dojo, le professeur est respecté, mais de manière différente, et en découle un type de relation différente avec l’enseignant. Il y a des enseignants qui attendent d’être obéi instantanément et qui semblent être au-dessus de leurs élèves. Il est difficile d’imaginer un étudiant faire quoi que ce soit qui pourrait être interprété comme remettant en cause la compréhension ou la capacité de l’enseignant, dans le dojo ou hors du dojo. Peu importe quel genre de personne l’enseignant est vraiment, le sentiment généré est imposant et ne laisse pas de place pour des questions difficiles.
D’autres enseignants ressemblent presque à des prêtres partageant les secrets mystiques. Leur technique est belle et puissante. Tout le monde travaille pour la dupliquer, mais poser des questions ne semblent pas être approprié voir grossier, et pas seulement à l’enseignant mais aussi aux autres élèves. L’attitude manifestée à l’égard de l’enseignant se décline du respect à la révérence. L’enseignant est le leader et le guide qui s’assure que vous ne soyez pas perdu. Les questions sont inappropriées.
Puis il y a les bavards. Ils ressemblent plus à des gens ordinaires. Ils partagent leur pratique autant qu’ils enseignent. Ce dojo est ni un lieu de discipline extérieure stricte, ni un lieu paisible dédié à une calme aspiration. Ces dojo semblent souvent étonnamment décontractés. L’enseignant semble parfois plus être l’étudiant le plus avancé qu’un enseignant. L’enseignant inclut les étudiants dans sa pratique et les emmène dans son voyage le long du chemin, de quelque manière que ce soit. Les questions sont posées librement. Il est tout à fait possible pour une personne de répondre à une leçon avec « Je ne pense pas que cela va fonctionner ». Pourtant l’enseignant n’est probablement pas offensé. Plus probablement la réponse sera: « OK, nous allons essayer ». L’enseignant est plus loin sur le chemin que tout le monde, mais il est toujours sur le même chemin et les élèves étudient avec lui. Les étudiants se tournent vers l’enseignant pour le leadership, mais l’enseignant n’est pas très différent des élèves.
Cela fait trois types de base de dojo et d’enseignants. Je sais que chacun peut conduire à des extrêmes qui sont terribles. La dojo strict et très discipliné peut devenir brutal et blessant, abusif et dangereux pour ceux qui ne suivent pas parfaitement la ligne. Le dojo calme, paisible et respectueux peut tourner au culte ou au mysticisme et avec peu de place pour que quiconque remette en question le leader d’aucune façon. Le dojo détendu et amical peut se transformer en un groupe d’amis s’amusant où personne n’enseigne vraiment ou ne dirige et tout le monde est juste là pour passer un bon moment. Je ne vais pas mettre l’accent sur les extrêmes ici cependant.
La plupart des dojo ne sont pas vraiment l’un d’eux. La plupart des dojo sont un mélange de chacun d’eux. Ce sont des arts martiaux dont nous parlons, donc une sorte de comportement discipliné est une exigence au moins pour des raisons de sécurité. Il n’y a rien de mal à une bonne discipline dans le dojo. Lorsque nous parlons de budo, nous parlons d’une voie, un moyen de se développer à travers la pratique et la perfection d’une activité commune, dans ce cas, d’arts martiaux. Un peu de calme, une pensée et une atmosphère spirituelle sont toujours appropriés. Même les dojo hardcore, ultra disciplinés où j’ai été, commencent et finissent habituellement la classe avec une brève période de méditation et de pensée calme. Les enseignants sont généralement un mélange de tous ces traits.
Les élèves montrent leur respect aux enseignants dans et hors du dojo à bien des égards. J’ai rencontré quelques enseignants en dehors du Japon qui insistent pour être nommés « Sensei » à la fois dans et hors du dojo, même si ceux-ci sont heureusement rares. La plupart des enseignants, moi y compris, mêlent la formalité du dojo et leur culture locale, et sépare lequel est dominant par l’emplacement. Dans le dojo même le plus familier des sensei doit avoir un peu de formalité pour prévenir les blessures.
Dans le dojo, nous attendons des élèves qu’ils aient un comportement formel « de dojo », avec des saluts et des formes appropriées de respect. Tous les saluts aux enseignants et camarades de classe sont des actions de respect claires et visibles pour l’enseignant et les autres étudiants. Cela peut sembler extrêmement rigide et non naturel pour les gens d’une culture comme celle des Etats-Unis où la plupart des formalités ont été abandonnées. C’est pourtant une bonne leçon.
Au Japon le respect est intégré dans la culture d’une manière qui a pu être vraie aux États-Unis il y a 75 ans, mais ne l’est plus. Le respect et la politesse vont main dans la main, et les Américains ont échangé la politesse pour l’honnêteté brutale et l’attente que presque toute sorte de comportement soit toléré. Au Japon, l’ensemble de ces formalités de politesse est essentiel.
L’analogie la plus proche au salut est probablement le salut militaire. Le salut reconnaît et rend hommage à des personnes de statut supérieur. Le salut au Japon recouvre la même chose, mais avec beaucoup plus de niveaux de nuance. Le Japon est une société qui est obsédée par la hiérarchie sociale et la place de chacun dans cette hiérarchie. Cela contraste avec l’aversion viscérale américaine de la hiérarchie et l’insistance sur le fait que tout le monde est égal et vous pouvez voir que lorsque l’on mélange les deux, l’inconfort et la confusion sont garantis.
Cela peut surprendre certaines personnes de savoir que j’ai vu toutes ces mêmes sortes de dojo décrites ci-dessus, au Japon. J’ai vu quelques autres variations aussi. Les dojo à l’atmosphère super disciplinée et militariste sont souvent vus dans les styles de budo modernes comme le kendo et le karaté. Ce sont des dojo où tout le monde s’aligne, crie les kun du dojo, puis fait les mêmes exercices en hurlant et se faisant crier dessus. Ce n’est pas terriblement traditionnel. Ce genre de comportement au dojo remonte seulement au début du 20e siècle lorsque les budo modernes ont été cooptés par le gouvernement militaire et utilisé comme moyen d’inculquer des valeurs des samouraïs aux paysans qui composaient la nouvelle armée. Certes, l’accent mis sur le fait que tout le monde fasse la même chose ensemble est un effet inévitable pour essayer de former des centaines de personnes en même temps, mais bon nombre des pires aspects de l’armée japonaise de la période sont devenus communs dans ces arts, y compris le bizutage et abus des juniors par les élèves plus anciens. Au fil du temps cela a diminué, mais cela se voit encore trop souvent.
Le dojo très calme focalisé sur l’aspect spirituel est probablement moins commun à l’intérieur qu’à l’extérieur du Japon. Si vous cherchez, vous pouvez encore trouver quelques-uns des plus incroyables exemples d’excès d’accent sur le spirituel et mystique au détriment d’un budo pratique au Japon. Dans ces dojo le sensei est plus un grand leader mystique et gourou qu’un enseignant de budo.
Les dojo de koryu où je me suis entraîné sont probablement les plus inattendus pour les non-japonais. Les dojo de koryu sont loin d’avoir autant de discipline et de signes externes de la hiérarchie que l’on trouve dans les dojo de gendai budo d’après-guerre ou moderne; ils ne sont pas non plus terriblement mystiques, même dans les systèmes avec un lien fort avec le bouddhisme ou shintoïste. Habituellement, il y a peu ou pas de signes extérieurs de rang, et les formalités sont généralement moins formelles. Cela ne signifie pas que tout le monde n’a pas connaissance de sa position relative dans le dojo, juste que les expressions externes ne sont pas nécessaires. Contrairement à certains enseignants qui sont parés de beaux obi, hakama et uwagi, Kiyama Sensei souvent a la tenue la plus usée, rapiécée et râpée dans la salle. Chaque personne vient dans le dojo, salue individuellement, et commence à pratiquer dans un coin de la pièce. Il n’y a rien de visible pour distinguer qui sont les enseignants jusqu’à ce qu’ils commencent à donner des instructions individuellement aux élèves.
Mais quel que soit le style de dojo et de l’enseignement, au Japon tout le monde est parfaitement au courant de sa position dans la hiérarchie du dojo. Les gens en dehors du Japon demandent souvent comment utiliser les titres de dojo en dehors du dojo, ou comment faire preuve de respect à quelqu’un en dehors du dojo. Au Japon, un titre est non seulement un titre honorifique, il est aussi le reflet de qui vous êtes dans la société. Quand une personne devient un chef de section dans une entreprise là-bas, tout le monde cesse d’utiliser son nom. Ils deviennent « Bucho ». Littéralement, cela signifie « chef de la section ». Même sa femme peut commencer à utiliser le titre pour lui adresser la parole. Quand je donnais des cours à l’école au Japon, tout le monde m’appelait « Sensei », y compris ma belle-mère japonaise. Dans la culture japonaise, votre rôle dans la société est de savoir qui vous êtes, alors oui, au Japon, vous appelez votre professeur « Sensei » partout, à l’intérieur et à l’extérieur du dojo.

Le respect n’est pas montré uniquement avec le salut ou les titres. Copyright Grigoris Miliaresis
Les gens qui ne parlent pas japonais passeront complètement à côté d’un autre aspect du respect. En japonais, chaque fois que vous dites quelque chose, vous mettez aussi l’accent sur votre position dans le groupe social par rapport à la personne à qui vous parlez, et par rapport aux personnes dont vous parlez. En japonais, vous ne pouvez rien dire sans exprimer votre relation avec la personne à qui vous parlez. Il n’y a pas que les mots que vous utilisez. Pour conjuguer un verbe correctement, vous devez savoir si la personne à qui vous parlez est au-dessus ou en dessous de vous dans la hiérarchie. Même si vous n’appelez pas votre professeur par son nom ou son titre, tout ce que vous dites en japonais indique clairement votre relation.
En japonais, il est très facile de montrer du respect en utilisant simplement la conjugaison des verbes et des formes qui accentue le statut élevé de quelqu’un, ou à l’inverse, exprimer votre statut inférieur. De l’autre côté de la médaille, vous pouvez être incroyablement grossier simplement en utilisant mal la conjugaison des verbes. Au lieu d’utiliser une forme qui indique à quiconque à qui vous parlez son haut statut, vous pouvez utiliser celle qui indique qu’ils sont de faible statut. Le japonais n’a pas beaucoup de gros mots comme en anglais parce que si vous voulez insulter quelqu’un, vous pouvez le faire en conjuguant vos verbes différemment et impliquer que votre interlocuteur est bien au-dessous de vous.
Dans le dojo et à l’extérieur, tout dans la culture japonaise exprime votre relation avec votre professeur. La hauteur à laquelle vous vous inclinez est importante (les Américains saluent toujours trop bas à peu près tout le monde). Un étudiant veut toujours se plier plus bas que son professeur. Au Japon vous vous adressez à votre professeur par son rôle en tant que professeur, ainsi il est toujours «Sensei». Cela peut être déroutant.
Quand j’enseignais appris au Japon, j’étais généralement appelé « Sensei ». Même mes professeurs de budo se référaient à moi en tant que « Sensei » ou « Peter Sensei ». La confusion venait que les gens qui ne me connaissaient pas essayaient de comprendre mon rôle dans le dojo. Une fois qu’ils ont compris que c’était mon travail, ils ont aussi compris que je n’étais pas l’enseignant dans le dojo. Les premières fois que cela est arrivé cependant, personne n’a été plus confus que je ne l’étais. Plus tard, Takada Sensei a parlé de moi comme « Peter Sensei » à certains nouveaux étudiants et j’étais en état de choc alors que mon cerveau essayait de traiter l’information. Il me plaçait dans la hiérarchie du dojo pour eux. De cette façon, le nouvel élève savait qu’il devait m’écouter si je disais quelque chose.
Quand nous parlions tout seul, je suis redevenu « Peter Kun ». Kun est un titre honorifique qui est utilisé quand les adultes parlent aux enfants, quand quelqu’un veut exprimer une certaine amitié et affection envers le junior. Cela arrive souvent dans les relations d’affaires entre les cadres supérieurs qui prendront un jeune collègue sous leur aile et deviendront son mentor. Il exprime une certaine familiarité et chaleur. Lorsque Takada Sensei m’a appelé « Peter Kun » il a dit que je lui plaisais. Ce n’était pas une réprimande. Il exagérait la distance sociale entre nous et suggérait la proximité d’une relation enseignant / parent avec l’enfant. Dans notre relation au sein du budo, c’était exactement ce qu’il était.
Pour maintenir la distance avec quelqu’un, le plus simple est de se contenter à les appeler « So-Et-So San ». Ceci est la forme générique, fade et standard, pour s’adresser poliment. Il n’y a pas d’émotion particulière qui s’y rattache, et la formalité est bien avec les étrangers. La forme générique ne vous connecte pas avec quelqu’un, elle les tient à distance. Ce n’est pas rude, mais ce n’est pas invitant non plus. C’est la façon dont les étrangers se traitent les uns les autres. C’est la façon dont les collègues de travail parlent à des gens qu’ils connaissent un peu, mais avec qui ils n’ont pas de liens étroits. C’est également la façon dont vous parlez à quelqu’un que vous n’aimez pas mais avec qui vous n’avez pas de raison d’être grossier.
La clé dans tout cela est « dans la culture japonaise ». Le Japon est une culture différente, et différentes règles culturelles s’appliquent. Si vous ne voulez pas être impoli et rendre les gens mal à l’aise, vous faites les choses en fonction de la culture locale. Si votre professeur est culturellement japonais, appelez-le Sensei tout le temps, à l’intérieur du dojo et l’extérieur. Si votre professeur est des États-Unis ou d’Europe, ce n’est probablement pas une bonne idée et cela rendra probablement l’enseignant mal à l’aise à l’extérieur du dojo.
Montrer du respect est laisser savoir à quelqu’un que vous l’appréciez et le tenez en haute estime. Cela n’est pas le suivre servilement et le glorifier. Dans le dojo, faite ce qui est approprié pour ce dojo. Vous appelez votre professeur « Sensei ». En dehors de la pratique utilisez les formes de respect qui sont appropriées à votre culture. Si vous êtes au Japon, appelez-le « Sensei » tout le temps. Si vous êtes à Chicago cependant, Mr ou Mme ou son prénom, selon la façon dont il/elle préfère être adressé(e). Comme vous le faites avec tout le monde. N’allez pas au delà avec les titres ou n’essayez pas d’être plus japonais que les Japonais quand vous ne vivez même pas là-bas. Détendez-vous.
Une chose de plus. Si vous voulez vraiment laisser savoir à votre sensei combien vous l’appréciez, arrivez en classe à l’heure ou un peu plus tôt, et prêt à vous entrainer. Entraînez-vous dur. Aidez à nettoyer le dojo après l’entraînement. Puis offrez-lui une boisson. Enseigner le budo est un travail assoiffant. Je ne peux pas penser à l’un de mes sensei qui n’apprécierait pas une boisson fraîche après l’entraînement.

Copyright Grigoris Miliaresis
Je retrouve beaucoup de ces « dôjô de bavards » dans les dôjô de karate/kobudo d’Okinawa.