Oharae, harae / harai… La purification est la base des pratiques shintoïstes pour traiter le kegare (impuretés de toute sorte) souvent par l’intermédiaire d’abblutions (misogi). Les traditions martiales anciennes sont très largement imprégnées du shintoïsme et on retrouve ainsi ces notions et des rites de purification dans leurs pratiques. Le texte suivant est une traduction de l’article de Wayne Muromoto sur les impuretés et puretés dans les koyu.
C’était dernière session d’entrainement programmée pour moi lors de mon récent voyage au Japon. Quand je suis arrivé dans l’avant-cour du dojo (la salle d’entraînement) de mon professeur, il n’y avait personne. J’ai allumé les lumières, balayé le sol, et ai trouvé des serviettes que je pourrais utiliser pour nettoyer les tatamis avant la pratique.
Mon professeur est arrivé juste au moment où je terminais les derniers tatamis.
Pour moi, il n’était même pas question d’essayer de me faire bien voir ou de suivre une règle stricte du dojo. J’essuyais les tatamis pour dire «Merci» à la salle d’entrainement qui avait absorbé tellement de ma sueur, de mes larmes et même des gouttes de sang (dû à des saignements de nez plus que des blessures réelles dans la pratique !). Nettoyer le plancher du dojo était un travail d’amour. Alors que je nettoyais les tatamis, je réfléchissais aux heures passées depuis des années sur le tatami, enfermé par les murs en bois, entouré d’érables et de pins à l’extérieur.
Outre le fait fondamental que le nettoyage régulier du dojo aide l’hygiène des gens et que cela limite les éruptions et les maladies cutanées, le dojo japonais est nettoyé régulièrement à cause du sentiment de pureté rituelle (et réelle), par opposition à la souillure spirituelle (kegare). La notion de pureté et de souillure est une grande partie de la sensibilité des koryu traditionnels au Japon, et en fonction du système, joue encore un rôle dans la façon et pourquoi certains budo japonais modernes (voies martiales) font les choses qu’ils font comme ils le font, pour le meilleur ou pour le pire.
Ce sens de la pureté rituelle peut même supplanter les résultats pratiques du nettoyage dans certains cas.
Le sumo est l’art martial et le sport le plus ancien du Japon. Dans un combat de sumo traditionnel, je suis sûr que vous avez remarqué les rituels élaborés effectués au début et à la fin d’un tournoi, ainsi que le rituel stylisé au début du combat, qui prennent souvent plus de temps que le match lui-même. Alors qu’un travailleur obscur balaie la terre tassée autour d’eux, les lutteurs de sumo frappent le sol et effectuent le rituel du claquement de mains. Ils agiteront un arc japonais en bambou. Tout cela est basé sur des rites religieux shintoïstes pour purifier spirituellement l’arène. Et si une goutte de sang est versée par une blessure ou une coupure, les matchs restants sont interrompus tandis que l’anneau est à nouveau purifié et nettoyé, pratiquement et symboliquement.
Dans le Shinto, le sang versé d’une blessure infligée signifie la douleur et les souffrances encourues par un être vivant, d’où une spiritualité impure. (Ce fut ainsi une raison donnée par les autorités du sumo japonais pour expliquer pourquoi les femmes ne devaient pas entrer dans l’arène de sumo, parce qu’elles ont des cycles menstruels. En 1990, le Secrétaire général de cabinet, Mayumi Moriyama, fut interdite de présenter un prix, la coupe du premier ministre, parce qu’elle était une femme. Cela a causé tout un tollé au Japon à propos de la misogynie obstinée du monde du sumo. un vieux monsieur que je connaissais et qui aidait à recruter et parrainer plusieurs lutteurs de sumo étrangers de Hawaii a plaisanté avec moi : «Eh bien, vous devez comprendre, une grande partie de la haute direction dans le monde du sumo n’est pas ce que vous appelez des gens instruits. Pour être franc, ils sont sexistes et ont des préjugés en ce qui concerne la race et le sexe. Cela va prendre une autre génération pour obtenir des personnes plus intelligentes dans ce monde « . Mais je digresse …)
En réalité, vous devez revenir en arrière dans l’histoire et regarder les origines de ce paradoxe. Outre les fondements du Shinto, il y a aussi la révulsion confucéenne et taoïste chinoise à l’acte de tuer et d’agresser inutilement et sans motif. Le Tao Te Ching indique: «Les armes sont des instruments de mauvaise augure; ils ne sont pas les instruments de l’homme noble, qui les utilise uniquement quand il en a besoin… « (traduction Lionel Portes de http://www.sacredtext.com).
La classe des samouraïs (buke) n’était pas vraiment des sortes de hippies vivants dans des communes. Mais ils ont étudié les classiques chinois au cours de leur éducation et ressentent ce sentiment d’ambivalence quand ils sont engagés dans leurs fonctions en tant que guerriers héréditaires. Il est vrai que bon nombre d’entre eux étaient des agresseurs belligérants dans les nombreuses guerres au cours de l’ascension de la classe buke, plus ils gagnèrent du pouvoir et du statut social, plus ils ont essayé d’imiter la noblesse. Beaucoup de samouraï équilibraient leur fonction de guerrier avec une étude des arts littéraires et académiques, étudiant le théâtre Noh, la poésie et la cérémonie du thé. Le concept très essentiel de bunbu ryodo (les arts littéraires et martiaux sont un même chemin spirituel) a tenté de tempérer la nécessité sanglante d’étudier les arts de la guerre avec un but plus noble en l’attachant à une formation spirituelle et mentale holistique, plutôt que simplement un moyen violent pour obtenir plus de terres et de pouvoir.
Des chroniques contemporaines de samouraïs attestent de leurs compétences en tant que guerriers. Les visiteurs européens au Japon et les chroniques de natifs en dehors du Japon (où des samouraïs ronins étaient employés dans des endroits comme l’Asie du Sud-Est, le long des routes commerciales) décrivent leur férocité et leur compétence technique avec un sabre. Mais les meilleurs d’entre eux tempérèrent la nature sanguinaire de leur métier avec ce sens de tempérance en raison du sens du kegare. Vous ne voulez pas engager une bataille (et faire couler le sang), sauf si absolument nécessaire.
Toute cette discussion, en fait, est venue quand j’enseignais à mes élèves quelques-unes des méthodes de ligotage dans mon koryu. Notre ryuha était particulièrement célèbre pour être l’une des premières de ces écoles à systématiser le Hojojutsu, ou le ligotage à base de corde, pour attacher et capturer des prisonniers. J’ai mentionné que mon propre professeur a admis ne pas être aussi versé dans le hojojutsu qu’il l’était dans d’autres armes du répertoire de l’école. La raison, dît-il, était que, en dépit de la réputation de l’école, le Hojojutsu était considéré comme de pas très «bon augure». Alors qu’il y avait des katas spécifiques pour attacher un samouraï, dît-il, beaucoup de katas concernent le ligotage des criminels de droit commun dans le cadre de l’application de la loi. S’occuper de criminels, a-t-il dit, donnait au samouraï un sentiment de kegare, d’entrer en contact avec des personnes spirituellement impures. Les autres armes, en comparaison, ont été conçues pour le duel avec d’autres samouraïs. Même si ils étaient vos ennemis, vous aviez affaire à quelqu’un de votre propre classe, et pour une cause prétendument juste et nécessaire.
Avec les criminels, vous étiez simplement en face d’un mauvais gars avec de mauvaises intentions. Et ce kegare spirituel imprégnerait votre propre esprit, d’où la réticence à pratiquer un grand nombre de Hojojutsu.
Lorsque j’ai abordé la question avec un collègue qui pratiquait deux autres ryuha différents, il a eu un commentaire intéressant. L’une de ces écoles – koryu – d’arts martiaux était autrefois enseignée uniquement à la classe la plus supérieure des samouraïs, et il n’y avait aucun Hojojutsu dedans. Son professeur a pensé que c’était de mauvais goût, et bien sûr si vous étiez un daimyo (seigneur) ou un administrateur pour le shogun, vous n’apprendriez pas un tel art à votre rang élevé et votre prestige. Mais un autre ryu qu’il étudiait, inclut les armes les plus souvent utilisés par la police de base de l’époque des samouraïs, et il y avait du Hojojutsu, et ils ne pensaient pas à cela uniquement comme étant de mauvais goût ou pas. C’était tout simplement autre chose qu’ils avaient à connaître pour remplir leurs fonctions à leur position sociale et professionnelle.
Ainsi le niveau de pureté rituelle et de kegare, et la quantité de rites et de règles impliquées, dépendra du statut social des pratiquants passés d’un koryu en particulier.
Maintenant pour les budo sportifs, cette discussion peut ne pas être d’un grand intérêt, puisque le budo sportif est plus soucieux de gagner des tournois et des compétitions sportives. De même les concepts particuliers du sens de kegare d’un koryu ne devraient pas être adoptés et imprégnés dans un budo moderne comme le karatedo ou l’aikido, car cela sera tout simplement pas adapté ou approprié.
Cependant, il y a une leçon très importante à tirer de la façon dont les koryu inspirés par les samouraïs approchaient les conflits, leur résolution et la façon de faire face aux conséquences émotionnelles et spirituelles. En reconnaissant que le combat, la violence et l’effusion de sang, étaient extraordinaires et ne devait pas être ouvertement tolérés sans hésitation, les fondateurs des koryu développèrent des barrières pour contenir les bouleversements mentaux et émotionnels qui accompagnent l’expérience de la guerre et de tels conflits émotionnels.
Quand une bataille était terminée, le guerrier de retour, bien que victorieux, avait répandu le sang. Il avait à subir des rituels pour se purifier, physiquement, mentalement et émotionnellement. Cela ressemble beaucoup à devoir gérer le PTSD (ndt : le syndrôme de stress post traumatique), non ? Le samouraï érigeait souvent des monuments même de ses anciens ennemis, pour apaiser les esprits des vaincus, mais plus encore peut-être pour gérer aussi les émotions complexes qui découlent d’être un survivant d’un événement traumatique.
Quand j’étais entrain d’apprendre le iaijutsu, j’ai demandé à mon professeur ce qu’un mouvement particulier à la fin des formes signifiait. Quel était l’application pratique ? Aucune, me répondit mon professeur. Le geste était une prière symbolique pour la personne que vous aviez tuée. « Mieux vaut lui que vous » dit-il. « Mais même si cette personne était votre ennemi, il devient un Bouddha quand il meurt, et vous priez qu’il devienne éclairé et trouve son chemin dans la prochaine vie. Vous devez avoir cet esprit, de lâcher prise de votre propre haine, ou vous ne trouverez jamais votre propre paix ».
Ainsi donc, il y a des centaines d’années, une classe professionnelle de guerriers apprenait déjà à traiter les problèmes du stress post-traumatique, « psychose », « syndrome du survivant », et d’autres problèmes que notre propre société, empêtrée dans les actions militaires et civiles contre les groupes terroristes et les États voyous, ont à traiter, à travers la lentille du kegare et le besoin d’être rituellement nettoyé. Les koryu documentèrent et préservèrent de telles méthodes. Cela montre la valeur de la préservation du savoir et de la tradition de ces arts pour les générations futures. Même si les armes peuvent être archaïques, la nature du conflit et le traumatisme qui en résulte sont souvent très semblables. La technologie humaine peut avoir avancé, mais nos expériences mentales et spirituelles, au fond, restent très inchangées. Une compréhension de la façon dont les anciens guerriers traitaient la pureté et le kegare peut avoir beaucoup de conséquences pratiques pour nous, même en cette ère de bombes intelligentes et de drones.
Un dernier exemple: L’un des problèmes brûlants maintenant en Amérique est la mauvaise publicité concernant les agents de police blessant ou tuant des suspects en garde à vue. Un de mes étudiants travaille pour une agence fédérale et il a noté que, dans son étude de tels comptes-rendus, quelques-uns des points noirs qui se démarquent comprennent le manque de formation adéquate et la mauvaise attitude des agents de police locaux. Bien sûr, dit-il, les suspects peuvent avoir agi contrairement aux attentes de la façon dont un «citoyen respectueux des lois» devrait agir – se soumettre docilement à un agent appliquant la loi. Mais le nombre de ces incidents, a-t-il dit, serait diminué si les municipalités locales avaient une meilleure formation, de meilleures lignes directrices, et si les agents n’avaient pas un tel état d’esprit macho, « nous contre eux, ce sont tous des salauds ».
C’était intéressant, parce que mon professeur a dit que, bien qu’apprendre le Hojojutsu ne soit pas considéré comme une entreprise spirituellement très «pure», il peut y avoir des moments où la nécessité le demande, comme le fait de maintenir un samouraï ennemi prisonnier plutôt que de le tuer. Vous épargnez ainsi sa vie. Ou quand vous avez besoin de retenir un criminel présumé, plutôt que de le battre de manière insensée afin qu’il ou elle se rende. Alors, quand vous DEVEZ le faire, vous devez capturer le prisonnier d’une manière qui ne souille pas votre propre spiritualité ou n’ajoute au kegare du suspect. En d’autres termes, vous n’agissez pas avec malice envers le prisonnier. Vous ne faites que ce qui est nécessaire pour le contenir.
« Il y a toute une étiquette au hojojusu, » dit mon sensei. « Et vous devez l’enseigner avec le Hojojutsu, ou vous créerez votre propre impureté spirituelle en agissant comme un voyou. »
Donc, il m’a montré comment attacher un captif rapidement avec une corde, puis comment aider formellement le prisonnier à atteindre une position assise, puis l’aider à se lever afin que vous puissiez le diriger en prison, tout sous la forme d’un kata. Vous avez à dire en japonais : « Je vais vous tourner de ce côté, s’il vous plaît »…« Maintenant, nous allons nous asseoir donc je vais vous aider à vous asseoir, s’il vous plaît », pas après pas, nous parlons à la personne comme s’il était invité à un hôtel cinq étoiles, même si il a été ficelé comme un boeuf, la corde autour de son cou menaçant de se resserrer encore plus s’il lutte contre les noeuds qui lient ses poignets.
Encore une fois, de manière intéressante, quand je parlais à l’étudiant qui était agent fédéral et un de mes étudiants qui a participé à la collecte de renseignements en Afghanistan, ils reflétaient tous deux la même mentalité adoptée par le koryu. Vous traitez les prisonniers avec humanité afin de glaner plus d’informations et une coopération. « Nous ne faisons pas de waterboarding », disait mon élève et officier du renseignement dans l’armée. « C’est incroyable ce qu’une tasse de café, une cigarette, et juste s’asseoir et parler peuvent faire pour que la plupart des gens s’ouvrent. » Et cela vous humanise aussi, vous et votre prisonnier.
Et il sait de quoi il parle. Il a eu d’anciens prisonniers talibans déballant leurs tripes, uniquement à lui, parce qu’il les traitait mieux que leurs propres dirigeants.
Ainsi, un sens de pureté spirituelle et de kegare peut sembler archaïque et démodé, pour les sports d’arts martiaux à la poursuite de tournois et de compétitions, mais on ne sait jamais comment ces vieux concepts peuvent aider dans les tactiques contemporaines et les stratégies en dehors des arts martiaux.
Article très intéressant. Merci de l’avoir partagé.