J’aurais pu titrer ce billet « de la disparition » ou « de l’extinction des koryu », mais une évocation alarmiste n’a guère d’intérêt pour discuter de traditions dont le temps fragilise l’existence depuis qu’elles n’ont plus leur vocation première.
Des koryu encore existantes aujourd’hui ont commencé à apparaître à l’époque Muromachi (1336-1573), notamment avec l’école Katori Shinto ryu (fondation en 1447). On sait de par l’histoire de ces premières écoles que des arts du sabre étaient déjà pratiqués auparavant mais ces écoles ont disparu de nos jours et il est bien difficile de connaître la formalisation de leurs techniques à l’époque. L’époque Muromachi est marquée par la période du Sengoku jidai, le temps des provinces en guerre où la guerre est quasi permanente entre les différents daymos. Elle se termine avec la bataille décisive de Sekigahara en 1600 puis l’instauration du Shogun Tokugawa en 1603. A partir de cette date et jusqu’à la destitution du système shogunal (c’est à dire la fin de la détention du pouvoir par une caste militaire), il n’y a pas plus de bataille importante à part quelques révoltes paysannes et les combats de la restoration Meiji.
La période de 1603 à 1867/8 est marquée par une longue paix maintenue par un régime quasi dictatorial des Shogun Tokugawa. Paradoxalement c’est à cette époque où les samouraïs ne voient guère d’autres combats que quelques duels civils que les écoles d’arts martiaux florissent, plus de 700 koryu seraient alors identifiés (intégrant branches et écoles dérivées d’une source principale) – Friday, Legacies of the sword. La restoration Meiji conduira à la disparition de la caste des samouraïs, et à une désaffection de leur culture au profit de l’occident dont plusieurs occidentaux, tel le docteur Erwin von Baelz (1849-1913), s’alarmeront (ce dernier ira jusqu’à promouvoir le kenjutsu et jujutsu auprès des japonais pour qu’ils conservent cette partie de leur patrimoine). A l’époque moderne, l’association Nippon Kobudo Kyokai ne comptait plus que 78 de ces écoles, certes elle n’intégre pas toutes les écoles (certaines préfèrent ne pas s’associer à d’autres organismes) mais on est loin des chiffres de l’époque Edo.
Les écoles anciennes sont fragiles de par leur structure même : la transmission de l’école ne peut s’effectuer qu’avec un instructeur ayant reçu les pleines connaissances de l’école (menkyo kaiden). Il est certes possible pour le pratiquant d’apprendre une partie de l’école d’un instructeur d’un niveau intermédiaire, mais l’ensemble de l’école ne sera transmise que par un menkyo kaiden. Cette transmission complète est la source de lignées qui permettent de retracer l’histoire et les influences d’une école. Mais cette lignée est fragile car faite de maillons humains : elle est personnifiée par chaque maillon et si ce dernier meurt ou arrête d’enseigner avant de former un nouveau menkyo kaiden, l’école est éteinte. Pour toujours.
On comprend donc que la désaffection des japonais dès l’époque Meiji pour ces écoles et ces traditions, a fait disparaitre immédiatement un grand nombre d’entre elles, faute de nouvelle génération.
Le problème est que par définition – les koryu étant les écoles fondées avant 1868 – il ne peut y avoir création de telle école de nos jours : le contexte n’existe plus. Et toute école qui s’éteint, réduit d’autant le creuset des koryu. Au mieux les koryu peuvent survivre.
Malheureusement en plus de leur fragilité structurelle, d’autres facteurs plus contemporains rendent difficile leur survie en occident.
A l’image de la société japonaise, les koryu s’articulent autour d’une hierarchie verticale. Le directeur de l’école a tout contrôle sur celle-ci, pouvant révoquer des instructeurs sans que ces derniers puissent ensuite se valoir de l’école. Cette organisation va l’encontre de nos habitudes occidentales avec une hierarchie plutôt plate où la voix de chacun a un poids équivalent. Cette atmosphère démocratique, bien que souhaitable dans notre quotidien, ne l’est pas dans le cadre de ces écoles dont la fonction principale est de conserver et transmettre leurs traditions.
Paradoxaement, malgré cette structure verticale, la notion de groupe est centrale dans les koryu. L’individu n’est considéré que comme un élément du groupe, un maillon de la chaîne. Interrogé sur le sujet, les adeptes et instructeurs de haut niveau dans ces écoles répondent qu’ils s’entrainent pour l’école. La différence est souvent grande avec les disciplines modernes telles que les budo qui focalisent leur attention sur le développement et l’épanouïssement de l’individu. Dans un koryu, au contraire, l’élève doit s’avoir trouver sa place, s’intégrer sans perturber le groupe, dans bien des cas savoir s’effacer et démarrer avec un esprit ouvert quelque soit son niveau d’expertise dans d’autres arts martiaux.
Il n’aura échappé à personne que les modes de vie se sont accélérés (certains chercheurs évoquent notre incapacité actuelle à perdre notre temps, à ne rien faire). Les pratiquants ont à la fois peu de temps à consacrer à chaque activité de la journée et souhaitent souvent en profiter un maximum. Cette tension amène malheureusement à traiter les arts martiaux comme un élément de consommation. Or l’acquisition de compétences, l’intégration de principes à l’imprégnation lente s’accordent mal avec une implication superficielle. Les pratiquants ont souvent besoin d’éléments extérieurs pour maintenir l’intérêt comme les grades, les médailles et les récompenses. Jigoro Kano l’avait déjà perçu à son époque en adoptant le système des kyu-dan qui jalonne la progression du pratiquant et peut aider à la poursuite de sa pratique (malheureusement on voit beaucup de pratiquants s’arrêter de nos jours à l’obtention de la symbolique « ceinture noire »). Mais les koryu n’ont pas pour but de mesurer le niveau individuel : il n’y a historiquement pas de Dan dans ces écoles, ni de compétition pour mesurer une performance, juste des licences d’enseignement pour les instructeurs puisque le but est d’arriver à transmettre.
Un autre facteur qui vient à l’esprit est le déracinement culturel. Les koryu sont des émanations d’une culuture allant du XVe siècle au XIXe siècle (abdication du dernier Shogun) et leur survie suppose la conservation de traditions aujourd’hui anachroniques qui n’ont pas leur équivalent en dehors du Japon. Si la tache semble difficile, sensei Takamura considérait que le Japon moderne était aussi éloigné de la culture dont sont issus les koryu que d’autres pays modernes. Néanmoins peu d’occidentaux sont aujourd’hui à la tête d’une de ces traditions.
En ce qui concerne le déracinement culturel, les films et l’image populaire du samouraï ont aussi grandement colaboré à modifier notre vision des traditions martiales. Si les films ont donné une certaine popularité aux arts martiaux, ils ont laissé leur empreinte, leur prisme déformant sur nos pratiques. Lorsqu’un nouvel élève entre dans un koryu, il lui faudra un temps conséquent (des années) pour se débarrasser de préconceptions bien ancrées (à l’image de la perception que nous avons des chevaliers du moyen-âge et du combat médiéval) et bien comprendre le contexte de la pratique et ses ramifications. Ce biais intellectuel persiste malheureusement chez des pratiquants ayant fait un court passage dans les koryu (ou percevant ces écoles sans expérience directe), et les fausses perceptions sont répétées et diffusées jusqu’à ce que la quantité fasse office de vérité. Lire les textes de Dave Lowry, Wayne Muromoto, Meik Skoss, Karl F. Friday, etc… ou les documents du site koryu.com à défaut de lire des sources primaires en Japonais est un bon début; mais plus que lire, c’est expérimenter de première main ces écoles pendant plusieurs années que je conseille.
Enfin, et c’était déjà vrai dès l’époque Meiji, les techniques apprises au sabre, à la lance ou encore à la halebarde, anachroniques par nature ne sont pas des connaissances directement utilisables dans la vie de tous les jours. Celui qui cherche uniquement à se défendre emploiera mieux son temps à s’entrainer dans l’une des nombreuses écoles de self-defense. Cela ne signifie pas que les koryu se désintéressent complètement du sujet, juste que ce n’est qu’une partie marginale de ce que ces écoles proposent. Le pratiquant qui entre dans un koryu doit y trouver d’autres motivations que la pure self-defense, la compétition de combat ou artistique. Sensei Threadgill indiquait ainsi que :
Le meilleur élève pour une koryu est habituellement un étudiant de budo moderne qui réalise qu’il est à la recherche de quelque chose de différent, quelque chose qui lui parle dans un autre langage du budo. Il est souvent plus âgé ou inhabituellement mature pour son âge. Il a cultivé une perspective bien définie de ce qu’il cherche et de ce qu’il désire pour sa formation. Il ne cherche pas une simple self-défense ou la gratification personnelle de la compétition sportive. Il souhaite se plonger dans une aventure qui est à la fois stimulante physiquement et intellectuellement. Il aime l’idée qu’il fait partie de quelque chose en lien avec l’histoire, quelque chose avec un objectif plus vaste que lui.
Finalement, si les traditions classiques japonnaises ne sont pas sélectives comme certains clubs de sport recherchant des athlètes, le nombre de pratiquants adéquats reste limité et la nature même des koryu en font des éléments fragiles dans notre société. Mais près d’un siècle et demi après la disparition de la caste des samouraïs, alors que les budo modernes se sont répandus de par le monde et transformés en activité de masse, les koryu existent toujours. Peut-être est-ce justement cette survie menacée par tant de facteurs qui forge des pratiquants motivés et passionnés, prêts à transmettre ces savoirs à une nouvelle génération.
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Ellis Amdur, Je m’entraine pour l’école. https://surlespasdemars.wordpress.com/2016/01/09/je-mentraine-pour-lecole/
Karl F. Friday, Legacies of the sword, 1997, Hawaii Press.
Karl F. Friday, Off the Warpath dans Budo Perspectives volume one, 2005, Kendo World.
Dave Lowry, A coconut in Missouri. http://www.koryu.com/library/dlowry3.html
Dave Lowry, Clouds in the West, lessons of the Martial Arts of Japan, Lyons Press, 2004
Dave Lowry, The Classical Japanese Martial Arts in the West: Problems in Transmission. http://www.koryu.com/library/dlowry4.html
Meik Skoss, Transmission of the Koryu Bujutsu in Japan and the United States, dans Budo Perspectives volume one, 2005, Kendo World.
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