Lors de la publication de sa nouvelle édition du livre « Old school », Ellis Amdur a accordé une pasionnante interview sur les koryu à son éditeur Freelance Academy press. Dans ce long entretien divers sujets sont brossés, des différences au coeur des budo modernes et koryu jusqu’à la transmission martiale que ce soit au sein des koryu mais aussi des arts martiaux européens puisque Freelance Academy press est à la base spécialisé dans les arts martiaux historiques européens. Une interview à lire et à déguster…
Being old school : interview d’Ellis Amdur sur les arts martiaux classiques du Japon
Avec la permission de Freelance Academy press et Ellis Amdur pour la traduction.
Article original : Being Old School: An Interview with Ellis Amdur on the Classical Martial Arts of Japan
llis Amdur a poursuivi l’étude des traditions martiales d’asie de l’Est depuis la fin des années 60. Il est un instructeur licencié de deux koryu (traditions martiales japonaises classiques), le Araki-ryu Torite-Kogusoku et le Toda-ha Buko-ryu. Le Araki-ryu est un système rugueux spécialisé dans le combat rapproché. Il pourrait être appelé « lutte avec des armes ». Le Toda-ha Buko-ryu se spécialise dans l’utilisation de la naginata, une longue arme d’hast avec une lame courbe contre une variété d’armes. Les renseignements sur cette école, y compris les lieux des dojo et les exigences d’entrée peuvent être trouvés sur le site Web du Toda-ha Buko-ryu. Au fil des ans, il s’est entrainé dans un certain nombre d’autres systèmes martiaux, notamment l’Aïkido, le Judo, le jiujitsu brésilien et le xingyi chu’an (étude avec des durées variables avec Su Dong Chen, Chris Bates et Zhang Yun). Mis à part son entrainement continu en Koryu, Amdur s’est plus récemment entrainé dans deux autres domaines: les bases de l’arrestation, sous la direction de Don Gulla et de nombreux autres anciens dans le système, et un accent sur l’entrainement fondé sur les principes en matière d’intégration du corps de sorte qu’il soit utilisé le plus efficacement possible, quelque chose qu’il examine en détail dans son livre, Hidden in Plain Sight.
Toutefois, c’est à propos des Koryu qu’il est le plus connu, et il a inclus beaucoup de détails à propos de ces deux écoles, ainsi que sur nombre d’autres, dans son livre révolutionnaire, Old School: Essays on Japanese Martial Traditions (2002 – titre de l’édition française : Traditions martiales). Aujourd’hui, plus d’une décennie plus tard, il revient sur le sujet avec une nouvelle édition augmentée de plus de la moitié de la taille originale. Ellis a pris un peu de temps pour discuter de malentendus fréquents au sujet des Koryu, les défis dans le maintien et la transmission de traditions martiales archaïques dans le monde moderne, et même quelques réflexions sur le mouvement grandissant dans le redéveloppement des arts martiaux historiques européens (HEMA) depuis le point de vue d’un héritier de deux traditions martiales vivantes.
Q: Au cours des deux dernières décennies, de plus en plus d’occidentaux ont découvert les koryu japonais, et dans de nombreux cas ont commencé à étudier certaines de ces traditions, mais pour ceux qui ne sont pas «initiés» dans une telle tradition, qu’est ce qui rend vraiment les «vieilles écoles» différentes des budō modernes comme l’Aïkido, le Judo ou le Kendo à part l’ancienneté ?
En un sens, la différence entre Koryu et budo moderne est une inversion complète. Les arts comme le judo sont de vastes pratiques mondiales qui sont, au moins de manière générale, les mêmes que vous soyez au Japon, aux États-Unis ou en Amérique du Sud. En revanche, les Koryu sont de petites pratiques de groupe, transmises sur un mode linéaire maître-apprenti. Ils existent sous forme de petites îles dans une large mer de pratiques martiales. En outre, chaque ryu est techniquement beaucoup plus distincte que les variations entre les différentes factions d’aïkido ou de karaté.
Mais les différences vont au-delà de la mécanique de l’art… jusqu’à un état d’esprit, qui existe dans une complétude qui n’est tout simplement pas présente dans les budō modernes. Les koryu sont une sorte de famille de substitution – un étudiant connaît tous les instructeurs de l’art, et le directeur de l’ensemble de l’école connait souvent chaque élève de l’école. En revanche, les gens des budō modernes peuvent être passionnés par leur art, ils peuvent aimer leur dojo local ou enseignant, mais habituellement ils ne se sentent pas une loyauté familiale et farouche au Judo même. L’appartenance à un koryu est une activité hermétique en ce sens que les membres doivent garder certains aspects de l’école, même la plupart, privés et secrets. Il reste une mentalité de « nous-contre-eux » qui existait autrefois à une époque où ces arts étaient utilisés dans des luttes réelles de vie et de mort, jouées sur la scène socio-politique japonaise. Cette ancienne rivalité persiste dans un ensemble de règles et de traditions qui, à leur base, ne sont pas destinées au développement de soi, au développement personnel ou au bien-être, mais dans l’idée que l’initié est fidèle à son école par-dessus tout. Ceci est en harmonie avec la culture japonaise, qui était une culture du service martial, où ses plus grands héros étaient ceux qui ont fait leur devoir, à grands frais personnels. Cette différence du raffinement de soi par rapport au service à son art, sous-tend tout ce qui distingue, par exemple, le judo de Kano des écoles classiques de jujutsu, à partir desquelles il a grandi.
Q: Si un non-initié lit divers forums de Budo il y a tellement de discussion de nos jours autour de certaines questions récurrentes sur les Koryu, qu’on a l’impression d’une vaste et vigoureuse communauté d’artistes martiaux traditionnels au Japon. Quelle est la réalité – considérez-vous les arts traditionnels du Japon « en danger », « stable » ou « en croissance » ?
Tout à la fois ! Aussi désinvolte que cela puisse paraître, c’est la vérité, parce que dans un certain sens, ce qui fait qu’une école traditionnelle est « un succès » ou « en voie de disparition » doit être évalué école par école. L’idée d’une catégorie monolithique d’arts traditionnels est une illusion. Les arts de différentes époques ont des caractères différents, tout autant qu’ils emploient des techniques différentes. Certains des arts les plus anciens ont été menacés il y a des siècles, lorsque le Japon est entré dans la longue paix de la période Edo. Malgré l’idée que les Koryu sont des arts « de guerre », il y a peut-être 20 arts aujourd’hui qui ont une quelconque pertinence au combat archaïque des champs de bataille; le reste est soit né dans les générations après que Tokugawa ai réunifié le pays, ou est passé par tellement d’évolutions et d’adaptations à cette époque que leur cursus reflète les préoccupations du combat civil et du duel, pas la guerre.
Comparés aux arts martiaux modernes, ils sont peu au Japon ceux qui s’entrainent dans les koryu, encore moins qui enseignent, et encore moins ceux qui peuvent comprendre la mentalité liée à ces arts, même parmi les instructeurs licenciés. Donc, en ce sens, les Koryu sont en voie de disparition. D’un autre côté, l’une des plus fortes valeurs du Japon est sa trésorisation de la tradition, donc il y aura toujours des gens intéressés par quelque chose d’ancien. Cela donne une certaine stabilité aux arts archaïques dont nous ne disposons pas en occident.
Ce qui met vraiment en danger les koryu est la nécessité de transmission personnelle. Quand je disais que les koryu en tant qu’ensemble peuvent être à la fois en croissance et en voie de disparition, je pourrais le dire de koryu individuel aussi ! Lorsque les chiffres deviennent grands, paradoxalement, cela ne signifie pas que l’art se porte bien, parce que – bien que les étudiants peuvent apprendre les techniques, ils ne reçoivent pas la tradition, juste un simulacre de celle-ci. Lorsque vous êtes un membre d’une organisation martiale, avec un professeur que vous voyez une fois par an, qui peut ou pas parler votre langue, ni vous la sienne, alors en un sens vous apprenez à propos d’un Koryu, mais vous n’étudiez pas vraiment le Koryu lui-même – la méthode de transmission et l’intimité de l’école sont perdues. Comment différentes ryu ont répondu à ce défi est une partie de ce que j’aborde dans cette nouvelle édition de l’ouvrage.
Q: Il y a aussi certaines réponses récurrentes par ceux au sein de l’une de ces écoles telles : « il est impossible de comprendre la différence si vous n’êtes pas un membre d’une tradition », « demandez à vos sensei », « Les koryu ne peuvent pas vraiment être transmis à l’extérieur du Japon » et ainsi de suite. En tant qu’une sorte d’iconoclaste martial notoire, si il y avait une chose que vous diriez que les initiés ne comprennent pas à propos de ce qui fait des Koryu ce qu’ils sont, quel serait-il ?
Répondons à cela en réfléchissons sur ce qu’ils NE sont PAS; vous n’apprenez pas la chorégraphie d’un combat à l’épée en entrant dans une école. Les katas sont des modèles d’entrainement, et ces formes ont parfois plus à voir avec la façon d’organiser le corps, comment développer un attribut physique ou mental spécifique, plutôt que d’une technique simple détaillant « si il fait ça, alors vous faites cela ». Parfois, un élément donné est tellement important que le kata peut ne pas sembler très martial, même bâclé ou stupide pour un néophyte, mais ce qu’il développe n’a rien à voir avec une réplique de «combat», mais bien de former un attribut spécifique.
Honnêtement, je ne vois pas pourquoi cela est si controversé aujourd’hui. Personne ne suggère que le moyen idéal pour s’entrainer avec des armes à feu est de charger des balles réelles, mettre des gilets et se tirer les uns sur les autres! Au lieu de cela, nous utilisons une combinaison de travail de distance, des entrainements de type course d’obstacle et de fausses armes à feu qui permettent l’expérience de se tirer les uns sur les autres, mais ce n’est pas la même qu’en utilisant de véritables armes à feu dans une fusillade. La réalité de l’entrainement aux armes est d’avoir soit des armes soit un environnement, aussi réaliste que possible tout en gardant intacte la composante psychologique. Et avec une focalisation différente de l’entrainement, vous obtenez différents aspects de l’ensemble de la compétence que vous essayez d’atteindre. L’entrainement au combat doit compter sur une certaine forme d’exercices formels, ou les fausses armes sont complétées par de telles protections de sécurité que les élèves ne se comportent plus comme des gens dans un vrai combat.
Cela est encore plus nécessaire et vrai aujourd’hui, où il nous manque non seulement l’expérience des enseignants qui ont utilisé ces armes archaïques dans un combat mortel, mais aussi parce que nos corps manquent tout simplement de la force physique et de la flexibilité d’une société pré-industrielle. Un homme qui marche et monte ses chevaux comme seul moyen de transport; qui coupe son propre bois et travaille dans une position accroupie à pieds nus pendant des heures, a tout simplement une musculature différente, une plasticité différente de ses tendons, qu’un homme moderne qui travaille dans un bureau. Les kata ont été conçus pour le premier, où littéralement chaque déplacement était la préparation du corps d’une manière que nous ne pouvons qu’imiter avec des exercices supplémentaires aujourd’hui.
Donc, une partie des kata de Koryu peut être décevante car on se rend compte que, plutôt que de s’engager dans un jeu de rôle de samouraïs, vous pouvez passer des années à apprendre des motifs répétitifs qui enseignent non seulement des méthodes et des armes archaïques, mais aussi des façons archaïques de coordonner son corps.
Permettez-moi de vous dire ceci: Vous souhaitez rejoindre un koryu ? Préparez-vous à travailler non seulement durement, mais aussi à vous ennuyer pendant que vous le faites. Cela vient avec le territoire.
Q: Cela fait plus d’une décennie depuis que vous avez publié la première édition de Old School, et à différents points et moments vous avez dit que vous avez senti que vous aviez écrit tout ce que vous aviez à dire sur les koryu japonais. Alors qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis, et pourquoi revenir sur le sujet maintenant ?
Eh bien, je me suis entraîné ! Je considère toujours ma propre formation sur la pente ascendante – même si des parties de mon corps tombent en morceau avec l’âge, j’ai été capable de tester beaucoup de kata de ma propre tradition sous pression, et j’ai simplement plus appris. L’autre chose est que je continue la recherche au niveau universitaire – et il y a beaucoup de merveilleuses nouvelles recherches sortant dans les arts martiaux japonais. La compréhension de la plupart des gens du Budo moderne et des Koryu dans le contexte vient du travail de pionnier de Donn Draeger, ce merveilleux géant. Don était vraiment un pionnier, mais il ne parlait/lisait pas vraiment le Japonais couramment et il était trop dépendant du travail des autres, il regardait aussi les arts à travers la lentille spécifique de traditions qu’il a étudiées. Il a fait d’un point de vue spécifique, une vue générale. D’autres sont maintenant en train de réévaluer ses conclusions. Michael Wert, Karl Friday, William Bodiford – ce sont des érudits qui peuvent lire des sources primaires et ce sont des pratiquants de haut niveau. Ce qu’ils ont, avec d’autres, révélé a vraiment transformé ma propre compréhension et ont rendu une réévaluation intéressante.
Q: Question évidente : qu’est-ce qui est nouveau et différent dans cette édition augmentée ?
C’est vraiment quasiment un nouveau travail, avec cinq nouveaux chapitres, beaucoup de nouvelles illustrations, et j’ai ré-écrit plusieurs chapitres non seulement pour du contenu supplémentaire, mais pour changer de point de vue aussi. Par exemple, à l’époque mi-Edo, la majeure partie des membres d’un ryu martial ne venait pas de la classe des guerriers. Pour beaucoup, le ryu pouvait être considéré un peu comme aujourd’hui des parvenus rejoingnent un club de golf ou de tennis pour acquérir un statut social. J’ai écrit à propos de l’augmentation des sports martiaux compétitifs au 17ème siècle et plutôt que de simplement soutenir l’affirmation que cela représentait une dégénérescence, j’ai pris la position que ce fut une réponse à, ce qui était, dans de nombreux cas, une stagnation de vieilles pratiques combatives qui étaient maintenant des « comme-si » plutôt que d’une utilité pratique.
Je ne suis pas sûr du nombre de mots, mais je crois que nous avons conclu que, environ plus d’un tiers du livre est absolument nouveau. D’autres chapitres sont radicalement révisés – certaines personnes qui ont utilisé mon travail pour étayer leurs propres opinions peuvent constater que mon travail actuel les met en opposition avec moi. Je pense que la partie «augmentée» est bien justifiée !
Q: Une grande partie de la édition augmentée de OLD SCHOOL concerne le défi de la transmission – de maintenir à la fois la tradition, la forme et la vigueur martiale à quelque chose qui vit maintenant en dehors de son contexte culturel d’origine. Évidemment, beaucoup de cela est tributaire de la puissance de la tradition vivante – la transmission directe de maître à élève. Mais ces difficultés ne sont-elles pas aussi inhérentes à un recours à la transmission directe ?
Bien que beaucoup de mes pairs seraient en désaccord avec moi, je vois l’étude avec un professeur de koryu comme une sorte de lutte, pas une soumission. L’intimité est la révélation de soi – pour le meilleur ou pour le pire vous serez révélé à votre professeur, et votre professeur à vous. Une partie de l’apprentissage est de se débattre avec l’apprentissage non pas de ce que vous voulez, mais de ce que l’enseignant désire, et de plus, de ce que la tradition elle-même exige. Cela implique d’apprendre à différencier les failles humaines de votre enseignant de la valeur de l’école elle-même. Il y a une lutte dynamique et créative qui est un parallèle à la nature même du conflit. Si vous êtes fidèle à l’enseignant, il est difficile d’aller apprendre à l’extérieur de son égide, et si il a des défauts, qu’ils soient techniques ou personnels, le produit dont vous héritez est viciée ainsi. A une époque, la solution était que les jeunes sangs quittaient l’école et formaient de nouvelles écoles, refondant ce qu’ils pensaient mauvais, manquant ou incomplet dans leur ancienne instruction – c’est pourquoi nous avons tant de branches de Itto Ryu ou Yoshin Ryu. Avec de nombreuses écoles, le kata semblera presque identique, techniquement, mais il peut y avoir une différence dans les tactiques, dans les façons de générer la puissance ou les subtilités du mouvement. Cela révèle comment le rejeton différait de ce que le parent enseignait. Évidemment, quand ces arts étaient contemporains, la preuve pouvait se faire par le test : quelque chose de nouveau qui n’était pas très bon n’était pas enclin à la survie.
Mais aujourd’hui, ces arts sont archaïques, et l’ont été pendant des générations. Il fut un temps où certains élèves maîtrisaient plusieurs écoles au cours de leur vie; aujourd’hui des gens étudient 30, 40, 50 ans sans tous recevoir un menkyo kaiden dans un art ! Au lieu de jeunes maîtres se battant et de vieux maîtres enseignant le raffinement et la subtilité, désormais les maîtres anciens sont vénérés comme une sorte de surhommes – cela est ridicule. Leur connaissance peut être grande, mais l’âge est l’âge, et la jeunesse et la vigueur ne peuvent être ignorées en combat. Nous mystifions les enseignants plus âgés et bien trop souvent ils se mystifient eux-mêmes. Cela peut se manifester par une avidité des personnes âgées, où ils ne peuvent tout simplement pas, et ne veulent pas lâcher. C’est un phénomène nouveau, qui mène à un risque réel de calcification. Honnêtement, trop souvent au Japon, j’ai rencontré quelque chose d’analogue à un vieux taureau de mèche avec l’agriculteur (culture et tradition japonaise) pour garder les jeunes taureaux loin des vaches. Mais il y a un réel potentiel que sa semence devienne plus faible et que sa progéniture devienne de simples ombres de ce que leurs ancêtres étaient.
En outre, il y a une réelle tension culturelle créée parce que vous ne pouvez pas vraiment aller à l’extérieur de l’art pour affiner, recréer ou revigorer l’art sans posséder déjà une licence de transmission complète. Si vous le faites, vous serez considéré comme déloyal, même trahissant la tradition. Vous pouvez être pleinement qualifié, mais gardé à distance d’une licence qui vous donnera la liberté de revivifier la tradition.
Q: Donc, l’innovation est-elle vraiment, ne serait-ce que possible dans un «art traditionnel» ?
Il y a une tension créative au sein d’un koryu, dans la nature d’encoder une forme et l’intégrer dans votre corps – l’idée du gokui – qui vous permet ensuite de changer et de modifier la forme elle-même. Jusqu’à tout récemment, les koryu étaient tout à fait disposés à innover. Dans certaines écoles cela va jusqu’au présent: innover ou même aller dans leurs propres archives pour réviser des parties de l’école qui ont été perdues.
Si une personne possède vraiment l’essence de l’école, il est possible, même aujourd’hui, d’ajouter ou d’affiner non seulement le kata hérité, mais la méthodologie de formation. Améliorer la morphologie d’une arme archaïque est évidemment discutable; mais que faire si une partie de l’art est pertinent aujourd’hui ? Cela ouvre d’intéressantes questions. Certains diront que les koryu sont une sorte d’histoire vivante – on aurait tort de changer l’essence de l’école; tandis que d’autres pourraient dire que nous étudions une entité vivante avec des racines historiques.
Voici un exemple tiré de ma propre expérience. Dans ma ligne de Araki ryu, la formation en sojutsu – l’art de la lance – est extrêmement difficile, parce que les lances sont frappées avec beaucoup de vigueur. Par conséquent, si vous faites vraiment le kata comme il est prévu, vous cassez les lances en permanence. Dans le Japon pré-industriel, et alors ? Donnez à un menuisier quelques pièces de monnaie et laissez-le vous tailler un paquet de nouvelles lances. Mais aujourd’hui, une bonne lance d’entrainement peut couter 300 $ … Donc il y a un vrai problème avec le fait d’en casser une à chaque fois que vous vous entraînez. En conséquence, ce que vous voyez ce sont des étudiants – et des enseignants – modifiant la technique pour y aller doucement sur les armes d’entrainement. Aujourd’hui, au lieu de l’outil étant au service de la forme, le kata est au service de l’outil ! Une solution que je teste est d’avoir des lances en nylon extrudé. Celles-ci sont pratiquement indestructibles, peu importe comment je les frappe avec un bokken, mais le nylon est difficilement «traditionnel». Est-ce vraiment un problème, ou est-ce utiliser une solution moderne pour permettre aux étudiants de se battre comme la technique est censée être faite sans être obsédé par la protection de l’arme ?
Je comprends pourquoi cette solution pourrait vraiment troubler certaines personnes, mais cela dépend, à mon avis, du ryu et de ce que son caractère demande. Pour l’Araki-Ryu, où la transmission souffre sans challenge constant – où nous sommes appelés à être iconoclaste – je pense que c’est une réponse viable à un problème grave. Dans mon autre art, le Toda-ha buko-Ryu, où nous n’utilisons pas les lances comme ça, et où les kata ne souffrent pas, ce serait une innovation moderne qui ne sert pas un bon but. Souvenez-vous de ce que je disais plus tôt – l’idée d’arts traditionnels monolithiques est une illusion.
Q: Est-ce possible ? Après tout, si vous changez un kata, en ajoutez un ou en retirez un, n’êtes-vous pas en train d’altérer la tradition ? De même, si une partie d’un art – disons le curriculum au sabre court – n’est plus pratiquée, est-il possible pour un enseignant déterminé de la « restaurer » ?
Mon collègue Liam Keeley a écrit à ce sujet il y a quelque temps dans la revue Hoplos, et il a abordé différents niveaux de restauration. Je ne suis pas tout à fait sûr que la terminologie que je suis sur le point d’utiliser soit tout à fait adéquate, mais je pense qu’elle est assez proche pour donner une idée.
LA RECUPERATION – Dans ce cas, un enseignant peut encore savoir totalement un aspect de l’école, mais pour une raison quelconque, a choisi de ne pas l’enseigner. Par exemple, peut-être une école d’arme décida qu’ils enseignaient déjà l’épée longue et le tanto (couteau), et le peu de kata d’épée courte qu’ils possédaient était redondant ou inutile. Parfois, les étudiants dévoués approchaient d’autres enseignants-maître de la génération précédente, ou peut-être le soke lui-même, et demandaient de leur apprendre ces kata, et l’enseignant décidait « Eh bien, si ils sont intéressés, pourquoi pas? » Si les étudiants deviennent enseignants et le savoir transmis, alors quelque chose qui pouvait avoir été perdu a été récupéré. Donc, en un sens, cela est comme «sauver» une partie d’un art de la mort.
LA RECONSTITUTION forme le prochain niveau. Dans ce cas, une partie du curriculum a été abandonné et ne vit pas dans la génération suivante. Cependant, il y a des enseignants vivants qui ont la capacité et la compétence de prendre la documentation existante et de retravailler et de redévelopper ces kata. A partir de mon exemple précédent, dans ce cas, le kata d’épée courte n’aurait pas été transmis, mais il existerait encore dans une explication écrite détaillée. Alors peut-être le directeur, un enseignant ou des enseignants qu’il nomme, regarde cette documentation et en fonction de leur connaissance de l’épée longue et du tanto commence à reconstruire et réapprendre ces kata. Les kata reconstitués seront-ils exactement les mêmes que ce qui a été enseigné auparavant ? On ne peut le savoir, mais ils devraient être encore militairement valides et intégrer les principes essentiels de l’école. J’ai écrit à ce sujet en détail dans un chapitre dans un des livres de Meik et Diane Skoss, intitulé « Rénovation et innovation dans les Koryu ».
LA RECREATION signifie qu’il y a une section perdue de l’école ou il y a une tentative de créer quelque chose de nouveau dont il est dit que c’était intégré à l’école auparavant, mais pour lequel il n’y a aucune documentation claire. Le résultat peut aller d’horrible à sublime. Disons qu’un Koryu a perdu la totalité de son programme d’arme tranchante, et est maintenant une école de jujutsu (Sanshin Araki-Ryu est un exemple de cela). Ils peuvent simplement ne pas en savoir assez sur l’escrime pour recréer le kata, même si ils ont des dossiers détaillés. Parfois, les écoles vont « importer » des méthodes ou tout un ensemble de kata d’un autre ryu. Si les écoles s’accordent bien d’un point de vue stylistique, peut-être que cela peut fonctionner, mais souvent vous greffez les ailes d’un oiseau sur le dos d’un lion et obtenez une sorte de chimère qui peut porter atteinte à l’ensemble.
LA RÉINVENTION a également lieu au Japon. Il y a beaucoup d’écoles qui sont mortes, mais leur documentation survit. La réinvention prend quelque chose de mort et utilise les documents écrits seuls pour recréer l’école. Les résultats varient sur la qualité et selon la connaissance préalable du réinventeur. Militairement, les résultats peuvent être viables ou efficaces. Mais est-ce vraiment la même école, ou quelque chose de nouveau ? Est-ce que les réinventeurs « l’ont » vraiment de l’intérieur ? Ils ne peuvent pas – c’est mort, et un fossile n’est pas un dinosaure. Ils ne disposent pas des enseignements essentiels qui étaient le sang/la vie de l’école, les choses qui sont habituellement transmises non seulement oralement, mais par le croisement des armes et le corps-à-corps. Et honnêtement, quel est le but ? Pourquoi relancer une école de naginata éteinte, par exemple, quand il y a des écoles existantes parfaitement viables que l’on peut rejoindre, payer sa cotisation et obtenir un niveau de véritable expertise. C’est comme aller au musée et monter sur un cheval empaillé pour chevaucher, lorsque juste à côté, il y a des écuries pleines de quarter horses et Appaloosas.
LE COLLECTIONNEUR est un cinquième niveau que j’ai ajouté à la catégorisation de Liam, et est un peu à part des autres. Il existe de nombreuses écoles mourantes au Japon, actuellement détenues par un ou deux enseignants âgés qui se retrouvent sans élève. Ces hommes et femmes âgés solitaires se « lieront d’amitié » avec quelqu’un dont le but principal est d’obtenir une licence d’enseignement pour remplir son curriculum vitae martial. Ces personnes ont souvent plusieurs écoles qu’ils «dirigent» ou sont titulaires d’un grade élevé d’enseignement, et ils ont des photos avec ces enseignants âgés et des parchemins antiques pour prouver leur légitimité. Mais la vérité est qu’ils n’ont souvent virtuellement rien appris, et tout ce qu’ils ont peut-être vu l’était d’un enseignant faisant de son mieux avec un corps défaillant, ou l’esprit ou les deux, pour transmettre un peu de ce dont il avait hérité. Le Collectionneur ne fait donc pas vraiment partie de la tradition, ils ne cherchent pas à restaurer ou réinventer pour l’amour de l’art, mais pour leur propre ego.
Q: Alors, comment quelqu’un comme vous, un héritier de deux de ces transmissions avec l’obligation de transmettre leur héritage, vous assurez-vous que l’essence de l’art, et pas seulement sa forme, soit transmise ?
Si je ne suis pas absolument clair et que l’essence n’est pas transmise, alors il meurt avec moi. Et je suis parfaitement content de cela. Vous ne pouvez pas transformer un chien en loup, et si je ne peux pas trouver des loups, je ne vais pas les remplacer par des charognards. Et à propos, transmettre ne signifie pas que l’élève fait tout comme je le fais. Un de mes élèves de Toda-ha buko-Ryu, Steve Bowman, est en effet devenu un shihan – enseignant – dans son propre droit (celà, à propos, a fait de lui un ancien étudiant, parce que l’on est «diplômé» quand on devient un shihan). Si vous l’observiez, cependant, vous pourriez être un peu perplexe, car il ne se déplace pas comme moi. Pourtant, l’un de ses propres étudiants, qui m’avaient rencontré peut-être quatre fois, a été immédiatement repéré par un autre buko-ryu Toda-ha comme étudiant « de ma lignée ». Steve ne se déplace pas comme moi, mais il transmet l’essence de ce que je lui ai appris d’une telle manière que l’un de ses étudiants, qui est construit de manière semblable à moi, fait essentiellement ce que j’ai enseigné. Je ne demande pas que mes étudiants pensent comme moi, ou soient un miroir de moi techniquement, mais ils perçoivent et incarnent l’essence de la tradition …
Q: Ces questions sont intéressantes non seulement pour d’autres étudiants du budo, mais aussi pour nos nombreux lecteurs qui sont étudiants-chercheurs dévoués des arts martiaux historiques européens (HEMA) – les arts de combat de l’Europe du Moyen Age à l’époque moderne. Ce ne sont pas des traditions vivantes, mais ont dû être minutieusement reconstruites à partir de livres très détaillés et des manuscrits de la période. Certains étudiants et instructeurs d’arts martiaux traditionnels lèvent leurs yeux au ciel et disent « ceci est le comportement d’un imbécile; vous ne pouvez pas ressusciter les morts », tandis qu’un certain nombre de gens d’HEMA argumentent que, « c’est peut être vrai, mais ce sont les enseignements directs des hommes qui ont combattu et qui sont morts avec ces arts, il n’y a donc pas de déformation de la leçon à travers des générations de transmission orale ». Comme quelqu’un qui a clairement consacré une grande partie de sa vie à la tradition des arts martiaux vivants, mais qui fait aussi valoir la nécessité de réévaluer ce dont vous avez hérité, quel est votre avis ?
Tout d’abord, un grand ressentiment à propos de cela est plutôt ridicule. Dans un contexte japonais, je suis souvent perplexe quand quelqu’un dit qu’il veut recréer, disons, un école perdue de kusarigama ou de lutte. Pourquoi voudriez-vous faire ça quand vous pouvez aller voir un enseignant d’une école vivante de ces arts et aider à assurer qu’ils soient transmis ? Mais dans un cas comme, par exemple, l’épée longue européenne, c’est différent. Un tel enseignant n’existe pas. Donc, si sa passion est l’ethos de l’épée longue, alors ce que j’ai appelé réinvention est son seul choix. Nous ne disposons que d’un certain nombre d’années à vivre, et qu’un certain nombre d’heures pour trouver le bonheur. Si essayer d’étudier et restaurer une lignée martiale perdue remplit vos heures de joie, très bien.
Cependant, l’idée que d’avoir des sources originales non contaminées par des «générations futures» soit en quelque sorte plus pur est stupide. Je suis un américain juif de Pittsburgh de la troisième génération dont 600 ans de tradition euro-américaine le sépare de tout ce qui est arrivé en Europe au 14ème siècle. Les mêmes changements sociaux, politiques et culturels qui ont fait l’extinction de l’épée longue sont ce qui a formé l’ethos qui m’a produit. Donc, sans une tradition survivante, je suis encore plus coupé de ce monde ancien. Au-delà de cela – vous ne savez pas ce que vous ne savez pas. De même dans toute culture orale, alors comment savons-nous ce qui manque.
Nous ne pouvons pas nous empêcher d’être contaminés par ce que nous apprenons des autres arts martiaux ou de nos propres expériences externes. Vous devez accepter que vous ne pouvez pas obtenir les mêmes choses que ce qui peut être tiré d’une transmission vivante. Ce sont les choses subtiles qui rendent une tradition particulière unique, et elles ne peuvent être apprises que de corps à corps. Vivre la tradition n’est pas seulement une série de documents passés de main en main. C’est un savoir du corps-à-corps, dont la plupart n’est pas documenté. Ce n’est pas pour être arrogant ou orgueilleux vis-à-vis de la renaissance des arts martiaux européens, mais ce genre de transmission intérieure est ce que la transmission générationnelle peut maintenir, mais que l’écrit ne peut pas enregistrer. Je ne conteste pas que les gens ne puissent pas aboutir à des informations fascinantes. Absolument. Mais je crois que si je voulais apprendre l’escrime et si je trouvais quelqu’un qui a étudié avec un étudiant de Aldo Naldi, l’information que je pourrais recevoir serait très probablement plus riche, plus nuancée et plus profonde que ce que je pourrais apprendre en creusant des textes de personnes qui ne sont pas liées à moi de la main à la main ou au corps-à-corps.
Q: Si il y avait un seul objectif, ou une seule leçon que vous aviez voulu transmettre avec OLD SCHOOL, quel serait-il?
Que ce sujet est beaucoup plus complexe, beaucoup plus excitant et beaucoup plus difficile que l’on ne l’imagine. La belle chose à propos des koryu est qu’il n’y a pas une chose mais beaucoup de choses, avec autant d’apparences, de pratiques et d’objectifs qu’il y a d’écoles. Une fois que nous avons dépassé l’idée que nous sommes tous à manier des armes archaïques, et que nous faisons donc tous à peu près les mêmes activités, les choses peuvent changer radicalement d’une tradition à l’autre. Lorsque nous incarnons les mouvements de quelqu’un d’il y a 300 années et qui a utilisé ces mouvements dans le combat entre la vie et de la mort, cela est le plus proche que nous puissions atteindre du chamanique « marcher dans la peau » (skinwalker) d’un autre corps. Pendant quelques instants, nous pouvons goûter à un monde différent, qui peut être totalement étranger au notre.
Q: Quelle est la suite ? Avec cette nouvelle édition sentez-vous que vous avez dit tout ce que vous vouliez sur les arts martiaux traditionnels japonais, ou y a-t-il plus à venir?
Eh bien, maintenant je viens de publier un roman graphique, via le Kindle d’Amazon et ComiXology, que j’ai co-écrit avec Neal Stephenson, Mark Teppo et Charles Man. Cela s’appelle Cimarronin: A Samurai in New Spain. Voici le texte de présentation: Kitazume, un samouraï déshonoré paria vivant au début du XVIIe siècle à Manille, envisage le suicide rituel quand un prêtre jésuite voyou et ami de longue date de Kitazume le persuade d’aider une princesse mandchoue à passer au Mexique. Mais il ne sait pas qu’il est en réalité entraîné dans une lutte épique pour le pouvoir. Plusieurs forces ont leurs regards malveillants attirés par les riches mines d’argent du Nouveau Monde: un duc insurgé espagnol, les intérêts politiques chinois, et des esclaves africains échappés connus sous le nom de Cimarrones.
Parmi d’autres choses, je suis chargé de superviser les scènes de combat, avec quelques consultants spécifiques pour l’un ou l’autre des personnages, et j’ai essayé de les rendre réalistes pour 1650 et adaptés aux différentes cultures. Il y a une grande chance de concrétiser la trame de fond du héros si les deux premières parties de l’histoire se vendent bien, ainsi que d’autres suites, donc s’il vous plaît achetez-le ! J’ai aussi un roman intitulé Girl With the Face of the Moon qui vient d’être publié le 30 Décembre, via le Kindle d’Amazon. Voici le texte de présentation: Une jeune femme d’une lignée de samouraïs est élevée dans un pauvre village de montagne par des parents amères, identiques aux paysans au milieu desquels ils vivent, en dehors de leur ascendance. Non aimée et maltraitée, elle s’enfuit avec un Matagi, un homme d’une caste de chasseurs, qui étaient un paria mais presque libre des règles qui régissaient le reste de la société japonaise. Après quelques années de bonheur, leur enfant est volé par un être peut-être humain, ou pas. Desespérée, la jeune femme mettra au défi la mort même pour récupérer son enfant.
Girl With the Face of the Moon se déroule dans le Japon du Bakumatsu et de Meiji, une période de transition au milieu des années 1800, lorsque le Japon est passé du moyen-âge à l’époque moderne en seulement quelques années. Cependant, ce n’est pas un livre sur quelques privilégiés; c’est plutôt une histoire de ceux sur les franges: une masseuse aveugle errante, les plongeurs d’ormeau, le folklore de la montagne autochtone, un yojimbo sauvage (garde du corps et un voyou à la fois), les chasseurs qui adorent les ours, les voyant comme le vrai pouvoir des montagnes, et une femme sans place dans aucune des sociétés du Japon.
Girl With the Face of the Moon est une combinaison de deux des plus anciennes histoires de l’humanité, le voyage du héros et l’histoire de la vengeance: une mère cherchant à sauver son enfant de l’enfer. La description de l’entrainement du héros et de ses alliés est basée sur des personnages historiques et les méthodes réelles d’entrainement et techniques d’arts martiaux japonais archaïques, quelque chose que l’auteur a appris, de première main, pendant treize ans au Japon. Tout le long en filigramme la terrible question est comment peut-on conserver son humanité, et même plus, qu’arrive-t-il à l’amour, dans un monde de terreur omniprésente.
Donc, je suis occupé ! Mais j’ai aussi pensé créer un nouvel ouvrage sur les koryu. Ce que j’imaginais faire est de prendre les questions et les défis des gens, et de fournir des réponses avec des recherches approfondies dans une série d’essais comme Old School lui-même. Donc, il me semble qu’il pourrait y avoir encore une dernière œuvre en moi en ce qui concerne ce monde étrange et incroyable, mais sa forme exacte doit encore être trouvée.
Encore une bonne lecture !
Merci Nicolas 🙂