Lors de l’un de mes derniers posts, j’avais traduit un texte sur la différence de ressenti ou de saveur entre les koryu (anciennes écoles japonaises) et leurs dérivés modernes (les shinbudo). Pour poursuivre sur les différences d’approche de ces deux grands types de pratique (grand au sens que la segmentation entre les deux peut ne pas être toujours aussi nette), je vous propose un texte sur le changement dans les koryu face aux changements ayant lieu plus particulièrement dans les budo modernes compétitifs.
Le Changement dans les arts martiaux classiques et les arts martiaux modernes
Par Peter Boylan. Avec sa permission exclusive pour la traduction. Texte original : http://budobum.blogspot.fr/2014/04/change-in-classical-and-modern-martial.html
Les arts classiques du Japon (pré- 1868) ont une structure très différente des arts modernes. Les arts classiques sont entièrement définis par leur kata. Si vous prenez quelque chose comme le Suio Ryu ou le Shinto Muso Ryu, ils ont un ensemble clairement défini de kata. Changer le kata est mal vu, non pas parce que l’innovation est mauvaise, mais parce que c’est vraiment difficile de trouver quoi que ce soit dans le kata qui n’a pas été résumé à l’essence de l’efficacité.
La plupart des kata de Koryu (encore une fois des traditions d’avant 1868) sont des kata appariés, toujours pratiqués avec un partenaire. Les raisons de faire le kata d’une certaine manière deviennent claires comme de l’eau de roche si vous essayez de changer les choses. Le partenaire attaquant est un contrôle immédiat pour voir si ce que vous faites est efficace ou non. Et quand ce n’est pas le cas, vous pourriez bien vous retrouver avec un beau bleu comme preuve. Récemment, un ami et moi avons passé une matinée de travail à travers certains kata lentement. Chaque fois que nous avons essayé de changer le kata, nous avons découvert que la forme du kata était la manière la plus forte de répondre à la fois pour shitachi et uchitachi. Chaque fois que nous avons essayé quelque chose de différent les ouvertures et les faiblesses des nouvelles positions étaient claires. Après des centaines d’années de pratique et d’examen, nos ancêtres dans le système avaient travaillé le moyen le plus efficace pour que les choses soient faites. Notre devoir était de comprendre pourquoi ils ont conçu le kata comme ils l’ont fait.
La pratique des kata définit les traditions de koryu. Presque tout le savoir et la sagesse que les générations d’enseignants ont accumulés sont noyés dans le kata. Il appartient aux étudiants de dêméler cette connaissance. Une façon de faire est ce que nous faisions mon ami et moi. Vous déconstruisez le kata, essayez différentes réactions et attaques à chaque moment et voyez si cela fonctionne, ou comme nous l’avons découvert, pourquoi celà ne fonctionne pas.
Les systèmes traditionnels japonais, les koryu budo, ont généralement une pédagogie très claire et précise. Le Shinto Muso Ryu a un ensemble clair de + de 40 kata de jo, ainsi que 12 kata de sabre, 12 kata de bâton de marche, 24 kata de kusarigama, 30 kata de jutte, et j’ai oublié combien de kata de hojo. Ils sont très clairement définis. Il est extrêmement difficile pour l’enseignant qui ne s’est pas entrainé pendant des décennies de faire des changements, et les kata eux-mêmes rendent le changement difficile. Comme je l’ai expliqué précédemment, nous n’avons pas pu trouver des faiblesses dans le kata nous explorions. Nous avons juste appris beaucoup d’options qui ne fonctionnent pas aussi bien que celles qui sont déjà enseignées dans le système. Avec ce genre de situation, il n’y a tout simplement pas beaucoup de possibilités d’innovation.

Shimizu sensei (droite) et Kuroda sensei démontrant un kata du Shinto Muso ryu. Source : Fej, http://www.fej.ch/en/shintomusoryu.htm
La manière la plus commune dont les arts des koryu changent est quand quelqu’un développe un nouveau kata pour traiter une situation ou un état qui n’est pas considéré par les kata existants. En Shinto Muso Ryu par exemple, ils ont développé un nouveau kata à la fin du 19ème siècle pour faire usage des bâtons de marche qui sont devenus populaires à l’époque. Ceci est une extension logique des principes du baton, qui est l’arme principale dans le Shinto Muso Ryu, à un bâton plus court. Ils n’ont pas changé les vieux kata, ou éléminé quelque chose. Ils ont développé quelques nouveaux kata pour enseigner la compréhension des distances et des usages du bâton court. Les systèmes changent, mais ils le font très lentement. Avec les koryu, ces changements sont généralement des ajouts mineurs au système plutôt que de révolutions dans la façon dont les choses sont faites.
On se demande parfois pourquoi les systèmes des koryu n’ont pas beaucoup de sparring et des tournois comme les arts modernes tel le kendo, le karaté-do ou le judo. Étonnamment, ce n’est pas une question nouvelle. Des groupes ont argumentés sur la valeur de la pratique de type sparring au Japon depuis plus de quatre cents ans. Quand le Japon était en guerre avec lui-même, ce qui était la plupart du temps de 1300 par 1600, il y avait plus d’opportunités que nécessaire pour que les gens testent leurs idées, leurs techniques et leurs compétences, de sorte que la question ne se présentait pas. Une fois que Tokugawa Ieyasu unifia le pays et ai enlevé la dernière source possible de la révolution en 1615, ces options ont disparu. Peu de temps après le sparring et les défis ont commencé à apparaître. Les arguments en faveur de la valeur ddu sparring face à l’entrainement aux kata ont commencé presque immédiatement, et ont continué sans relâche jusqu’à nos jours. Au cours des siècles cependant, les modèles qui mettent l’accent sur le sparring comme une partie de leur formation jamais montré de nettement meilleurs résultats lors de ces défis. Si les pro-sparring avait montré un succès constant, les autres systèmes auraient changé plutôt que de perdre. Les systèmes qui mettent l’accent sur le kata ne perdaient pas, il n’y avait donc pas besoin de changer. Le kata est resté au cœur de l’entrainement parce que lorsque c’est fait correctement, cela fonctionne.
Les tournois sont un phénomène relativement récent. Les tournois sont d’abord apparus à la fin du 19ème siècle, lorsque le Japon a réformé son gouvernement et que les maîtres de kenjutsu n’avaient aucun moyen de gagner leur vie. Certaines personnes ont commencé à faire des matchs pour divertir le public et essayer de gagner leur vie comme artiste martial professionnel après que les emplois traditionnels auprès des daimyo aient disparus. Celà n’a pas duré longtemps, mais ils ont contribué à l’élaboration du kendo moderne. L’équipement du kendo moderne date de celui utilisé pour le sparring et les défis dès le 17ème siècle.
Les démonstrations d’épée et les matches avec des prix au cours de l’ère Meiji (1868-1912) ont popularisé et contribué à la création d’une forme sportive du kenjutsu fait avec un shinai (épée de bambou). Des matchs similaires pour les écoles de jujutsu ont contribué à la montée du Judo Kodokan. Les élèves de Kano ont remporté un certain nombre de victoires remarquées et le Kodokan a été invité à participer à des matches inter-style par la police de Tokyo. Le Kodokan a fait exceptionnellement bien dans la plupart de ces matchs et a gagné une réputation impressionnante. Ces matchs ont néanmoins également conduit des changements importants dans le cursus du Kodokan.

Tournoi de kenjutsu. Tout à droite tenant un éventail : kenkichi Sakakibara. Copyright Kenshi247.net
Le Fusen Ryu aurait battu un certain nombre de représentants de judo avec de solides techniques de sol. À l’époque, Kano n’était pas en faveur de se concentrer sur le combat au sol parce qu’il sentait qu’être au sol était dangereux lors d’un combat de rue. Toutefois, ces pertes sur le terrain dans les matchs publics l’ont poussé à développer un programme de sol de Judo. Une des grandes surprises à ce sujet est la façon dont il s’y est pris. Contrairement à l’idée que les écoles martiales gardaient jalousement leurs secrets, à cette époque à la fin du 19ème siècle, les gens étaient beaucoup plus ouverts. Kano a invité le directeur du Fusen Ryu pour enseigner le travail au sol au Dojo Kodokan, et il l’a fait. Avec l’aide de la tête d’un système rival, Kano a considérablement renforcé le programme du Kodokan. Kano n’est jamais devenu un grand fan du travail au sol, croyant toujours que rester sur ses pieds est optimale dans un combat, mais la pression d’avoir de bons résultats dans des matchs compétitifs l’a conduit à adapter son art.
En outre, Kano a changé le système classique menkyo, ou système de licences, et a créé le système moderne des grades dan fondé sur la capacité compétitive. Les koryu attribuent des licences en fonction du niveau de la personne dans la compréhension et la maîtrise du système, jusqu’à et y compris la pleine maîtrise du système. Kano a abandonné ce système pour amener les élèves a être classés en fonction de leur capacité compétitive dans les matchs. Si un étudiant pouvait vaincre quatre autres étudiants de niveau 1er dan (communément appelée ceinture noire), il était promu au 2e dan (ceinture noire). Cela a abouti à d’énormes changements dans ce qui est enseigné et comment former les pratiquants. Tout ce qui n’est pas autorisé dans les matchs compétitifs est marginalisé pendant l’entrainement, même si c’est efficace dans des situations de combat en dehors de l’entrainement. L’attention se réduit aux techniques qui sont les plus efficaces en compétition. Le bon côté de cette mise au point est qu’elle favorise l’innovation et l’expérimentation. Les judoka sont constamment à la recherche de moyens novateurs pour gagner en compétition et affinent leurs techniques pour les rendre plus efficaces. L’inconvénient est, comme je le décris ci-dessus, que quelquechose d’inutile en compétition est largement ignoré, même si celà est très efficace dans des situations en dehors de la compétition.
Diverses pressions sur les systèmes martiaux compétitifs sont encore visibles aujourd’hui. Pour les systèmes plus importants tels que le judo et les différents styles de karaté, deux des grandes pressions sont la popularité et l’argent. Au cours des 15 dernières années, la Fédération Internationale de Judo a été occupée à faire de nombreux changements aux règles du judo compétitif afin de rendre le judo plus télégénique, maintenir sa popularité et garder sa place aux Jeux olympiques. Les matchs étaient considérés comme étant trop lents et difficiles à suivre, des modifications ont été faites pour accélérer les choses. En outre, il semble y avoir quelques réserves quant à la façon dont les gens provenant d’autres systèmes, tels que la lutte et JJB (jujutsu brésilien), réussissaient trop bien quand ils entraient dans des tournois de judo. J’ai entendu des plaintes que les lutteurs et les pratiquants de JJB utilisaient beaucoup de saisies de jambes et des amenées au sol qui ne sont pas du judo classique. Les techniques fonctionnent bien. Mon sentiment est qu’en judo, nous réagissons de la pire façon possible à ces défis des lutteurs et des pratiquants de JJB. Au lieu de les inviter dans notre dojo à apprendre d’eux, comme Kano l’a fait, la FIJ a choisi d’interdire les saisies de jambes et les amenées au sol des compétitions de judo. Pour moi, cela ne fait que rendre le judo plus faible et moins digne d’étude.
Dans le monde de karaté, je vois beaucoup de choses dans les tournois où la fonction combative n’est même pas envisagée. Les gens inventent des kata qui sont flashy et athlétiques, mais n’ont rien à voir avec la riche histoire et l’efficacité combative des traditions d’Okinawa. J’ai vu des règles de kata d’armes qui nécessitent un certain nombre de lacher d’armes. Cela signifie que les gens sont tenus de jeter leur arme en l’air ! Du point de vue de la fonction combative, c’est ridicule. Toutefois, pour les gens qui ne connaissent pas mieux, cela semble impressionnant. Ces tournois de karaté semblent répondre à un désir d’être aussi populaire que possible, plutôt que le plus efficace possible. C’est un proche de ce qu’a fait la FIJ pour rendre le judo plus télégénique afin que le Comité international olympique ne retire pas le judo des Jeux olympiques comme il a essayé de le faire avec la lutte il y a quelques années. Je ne vais même pas entrer dans la bêtise qu’est le Tae Kwon Do olympique.
Beaucoup des arts modernes sont relativement faciles à changer, car ils sont concentrés sur la compétition et sont régis par des comités, ainsi des changements dans les règles conduisent d’importants changements dans l’entrainement. Les arts des koryu sont profondément ancrés dans les kata qui ont été raffinés au cours des siècles, et je ne peux pas vraiment imaginer une pression assez grande pour les obliger à faire des changements importants à leurs curriculums. Comme les systèmes classiques ne sont pas à la recherche d’une croissance rapide ou de l’argent de la télévision, ils ne sont soumis à aucune pression pour changer, sauf celle qu’ils ont toujours eu; adapter leurs systèmes pour qu’ils demeurent pertinents pour le monde qui les entoure. Le judo et le karaté ont tous deux des kata profonds, bien pensés et très raffinés, mais ces kata traditionnels, efficaces et fonctionnels sont souvent ignorés dans la course pour bien performer en compétition. Le désir de bien faire face à la concurrence et d’être visible sur la scène mondiale continuera à conduire des changements dans ces arts. Je serais ravi de voir la pression et l’objectif des arts modernes revenir à la fonction combative, mais je doute que cela se produira quand il est si facile de se laisser prendre dans le piège de l’ego de la popularité.
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