S’il y a bien une dichotomie que rencontre régulièrement le pratiquant d’arts martiaux c’est celle entre bujutsu et budo. Le bujutsu serait la pratique avec une finalité de combat, le Budo quand à lui se focaliserait sur le développement spirituel de la personne sous forme de voie martiale. On pourrait même élaborer de nombreuses théories en s’appuyant sur les kanji de ces mots (oubliant presque que le mot vient nommer une chose préexistante et n’être qu’un moyen de communiquer imparfaitement et contextuellement une réalité – à ce titre, le terme aiki fut employé bien avant son utilisation par le budo concerné). Cette dichotomie semble intéresser bien plus les occidentaux que les japonais eux-mêmes, ces derniers employant souvent l’un ou l’autre de ces termes selon le point sur lequel ils souhaitent insister.
Donn Draeger effectua une immense travail d’explication sur les diverses pratiques martiales, shin budo, budo, bujutsu… Etc… Un travail nécessaire et utile pour expliciter les caractéristiques de ces pratiques et permettre de communiquer à leur sujet (notamment les anciennes écoles japonaises, les koryu). Mais il me semble que ce travail de pionnier a aussi créé un certain nombre de cases dans lesquelles on essaie de cataloguer chaque art martial de manière exclusive. Au point où cet étiquetage est parfois associé à des jugements de valeurs : les pratiquants de koryu sont parfois perçus comme condescendants envers les adeptes des budo et à l’inverse, j’ai régulièrement rencontré des cours d’Aikido où les « jutsu » seraient quelque chose de limite dégradant (les budo ou l’Aikido se plaçant bien au dessus de tout cela)…
En regardant l’histoire des écoles cataloguées dans la partie bujutsu, nombreuses sont celles qui inclut un développement de l’esprit (ne serait-ce que pour supporter les conséquences psychiques du combat). Ainsi Yagyu Munenori eut une correspondance soutenue avec le moine Takuan Soho, et s’inspira de certains aspects du bouddhisme zen (à sa façon, les guerriers incorporant régulièrement des pratiques leur semblant utiles sans forcément suivre toute une doctrine). Dans plusieurs de ses ouvrages (et articles), Karl Friday émet aussi l’hypothèse que les écoles martiales destinées à une élite étaient déjà le creuset pour développer un état d’esprit, plutôt qu’un pur aspect technique.
Avec la disparition des batailles puis celles des castes guerrières, les arts martiaux ont perdu de leur utilité première. Ils furent ouverts à un public plus large permettant notamment à d’anciens guerriers d’enseigner dans un monde où ils n’avaient plus leur place. Le combat sur champ de bataille n’étant plus la finalité, restèrent la protection civile (police), la défense civile (ou self-defense pour employer un terme plus moderne) et le développement de qualités mentales (le développement de soi par la pratique physique). C’est cette même époque qui vit la naissance des premiers budo. Une période où face au succès grandissant d’un art comme le Judo, de nombreux jujutsu se sont « judoïsés ».
Ma perception est qu’au final ce mouvement profond a accentué aussi la part de budo dans les écoles de bujutsu, les deux définitions n’étant pas mutuellement exclusives. Peut-être que je sourirais dans l’avenir en relisant ces quelques lignes (il faudra bien, car c’est rassurant de se dire que l’on était bien ignorant « avant »). Toujours est-il que je ne sais si cette dichotomie revêt d’une telle importance au quotidien: si je limite ma définition de bujutsu à techniques de combat mortelles et budo à voie martiale, pratiquer un bujutsu semble limité sans budo, et mon budo aura besoin de ce bujutsu pour qu’il reste une question de vie ou de mort.
Les lecteurs anglophiles pourront poursuivre ce sujet avec l’article suivant : http://www.koryu.com/library/koryubudo.html
Bonjour,
« Les termes judo ou aiki furent employés bien avant leur utilisation par les budo concernés »
Cette phrases titille ma curiosité …. si d’aventure l’envie vous prenait d’approfondir ce point, ma dite curiosité en serais ravis 🙂
Remi
Pour le terme Aiki, une de ses plus anciennes utilisations serait une méthode Sumo de l’époque Kamakura (1291-1333) appelée « Aiki in-yo ho ». Il y a aussi une technique nommée aikihô en Yagyu Shinkage ryu par exemple.
Mais attention à ne pas tracer de lien direct avec les descendants modernes, un mot est une chose, la réalité derrière le mot autre chose (le terme yoshin est par exemple utilisé dans beaucoup d’écoles qui n’ont rien à voir entre elles).
Pour le terme judo, j’ai retiré juste avant votre post la remarque de mon texte, n’arrivant plus à me souvenir dans quel ouvrage l’auteur y faisait référence (si je retrouve l’information, je vous l’indiquerais).
Bonnes fêtes,
Nicolas
Je complète : d’après David Hall (dans Encyclopedia of Japanese martial arts), un texte en 1899 nommé Budo hiketsu – Aiki no jutsu parle de l’Aiki (il n’indique pas s’il fait là référence au Daito ryu, l’Aikido n’étant pas encore créé par Ueshiba qui a 16 ans à cette époque).
Enfin pour le terme judo, il est aussi employé par Le jikishin ryu pour parler de ses techniques de lutte (même source que précédemment)
Enfin, Abe Gorotayu Yorito, fondateur du Abe ryu en 1667, a utilisé le terme kendo pour parler de son art… Bien avant la discipline du même nom.