La base de la transmission dans les koryu est la répétition des kata. La répétition permet de perfectionner le geste et conditionner les réactions. C’est sur la base de ces schémas d’attaque et de défense que les combattants japonais se sont préparer au combat et transmis leur savoir.
Aujourd’hui les disciplines modernes orientées vers la compétition mettent plus en avant les pratiques semi-libres comme le randori, le shiaï ou le sparring. Les pratiquants issus de disciplines sportives sont souvent dubitatifs sur l’intérêt de travailler des enchainements codifiés pour se préparer au combat, de nature chaotique.
Alors comment ont fait ces anciennes écoles pour assurer la formation de combattants et non de marionnettes répétant inlassablement un geste convenu ? Pour réfléchir à cette problématique, je vous propose la traduction d’un texte de Wayne Muromoto, ancien éditeur de Furyu, traitant de l’improvisation dans l’entrainement à base de kata.
Hataraki… Improvisation dans l’entrainement à base de kata
Par Wayne Muromoto. Traduit avec la permission exclusive de Wayne Muromoto, tous droits réservés. Article original : Hataraki… ad-libbing in kata training
Parfois, les choses ne se passent pas comme vous l’aviez prévu. Ou, comme le poète écossais Robert Burns disait: « The best laid schemes o’ mice and men gang aft agley », les plans les mieux conçus par les souris et les hommes vont souvent de travers.
Dans mon dernier post, j’ai souligné l’importance des répétitions à l’entrainement afin que cela devienne «naturel». L’entrainement à base de kata est vraiment un exercice répétitif (en fait il est plus que cela, mais c’est principalement un exercice) qui est censé intégrer des mouvements et des réactions dans votre corps et votre esprit, de sorte que vous n’ayez plus besoin de dépenser des quantités précieuses de temps à cogiter sur l’opportunité ou non de bloquer, disons, un coup d’épée à votre tête ou de crier comme une petite fille et simplement mourir. Heureusement, grâce à cet entrainement, vous ne vous recroquevillerez pas et ne mourrez pas si cela devait arriver.
D’un autre côté, vous vous serez peut-être entrainé sans cesse pour une action spécifique, mais le moment venu, la situation n’est pas tout à fait adéquate et votre technique doit être modifiée pour que cela fonctionne. Pour les pratiquants qui ont une composante d’entrainement avec un partenaire résistant (comme en « sparring »), prendre l’action comme elle vient est presque une seconde nature. Aucun partenaire ne va vous permettre d’appliquer ce fameux étranglement parfaitement sans résistance en travail au sol par exemple. Donc, vous improvisez. Dans l’entrainement à base de kata cependant, le développement de cette capacité à improviser est un peu plus problématique mais néanmoins important. Tout le monde ne va pas venir à vous avec une position inclinée vers l’avant parfaite pour que vous puissiez le projeter magnifiquement avec un kote-gaeshi par exemple. Dans une situation de self-défense, vous pouvez avoir à beaucoup improviser pour que cette projection fonctionne.
Pourtant dans le kata geiko (entrainement à base de « formes »), il est préférable d’essayer de perfectionner le kata tel qu’il est, à moins que le pratiquant soit conscient de la possibilité de votre partenaire de « casser » la forme et venir à vous d’une manière différente, vous faites juste des mouvements. Vous ne disposez pas du bon état d’esprit, vous n’êtes pas concentré sur l’exécution du bon contre sur la bonne attaque. Voilà pourquoi les katas solo sont parfaits pour le développement de votre propre position, l’équilibre et le timing, mais c’est une bonne idée d’inclure également des entrainements avec partenaire ou une certaine forme d’échanges libres. Pour les systèmes basés sur les katas, dévier au point d’inclure des « échanges libres » pourrait entacher le style avec trop d’accent sur le budo sportif. Mais sans cela, travailler les kata avec différents partenaires qui ont des tailles différentes, des poids différents, des attaques et timing différents est une manière décente pour développer la capacité d’ajuster sa forme.
Ainsi, si vous regardez les quelques styles à base de kata solo, comme le iaido, le karatedo ou même un art chinois comme le Tai Chi Chuan, les exercices en solo sont toujours complétés d’une façon ou d’une autre par des entrainements avec partenaire. Vous ne saurez jamais ce qu’un partenaire pense à faire, même dans un exercice encadré. Votre distance, vos angles de contre et d’attaque changent selon ceux de vos partenaires.
La capacité à improviser n’est pas absent du budo traditionnel japonais. Il est là, mais la plupart des débutants ne le savent pas parce que l’accent est mis au début sur l’obtention d’une forme correcte. Plus tard, lorsque la «forme» est inhérente à vos mouvements, vous devriez être en mesure de «casser» la forme tout en continuant à vous mouvoir dans le cadre de ce que vous avez appris dans votre style.
Permettez-moi d’expliquer en faisant appel à un terme et des exemples d’un art différent, la Voie du thé, ou chanoyu. La cérémonie japonaise du thé se préoccupe avec une minutie apparemment infinie des détails des mouvements et du timing. Beaucoup de mes professeurs de thé me corrigent sans cesse dans la pratique si mes bras ne sont qu’un degré trop élevé ou trop bas quand je tiens le fouet du thé. Chaque temae, ou forme de thé, doit suivre des étapes, des règles et des mouvements très rigides. Pourtant, lorsque vous hébergez un réel événement de thé, un chakai ou chaji, un certain nombre de choses peuvent aller mal, détraquant votre performance. Que faire ? Vous ne pouvez pas dire à l’invité, « Oh, eh bien, cette chambre ne fait pas la bonne taille pour le nombre de pas que je suis censé faire pour me rendre à la bouilloire, donc j’annule la cérémonie. »
Non, vous improvisez. Vous faites des pas plus ou moins grands, ou vous augmentez ou réduisez le nombre de pas que vous prenez. L’eau chaude dans la bouilloire peut ne pas être assez chaude pour le thé lorsque vous démarrez votre temae, de sorte que vous ralentissez votre préparation pour laisser l’eau chauffer avant de servir le thé et d’ajouter l’eau chaude. Dans le thé, on appelle cela hataraki, un mot du verbe japonais pour «travailler (à)». Littéralement, vous «travaillez au» problème (NdT : dans l’idée « vous faites que ça marche »). Vous improvisez.
Il est supposé que le temps que vous soyez capable d’organiser un chakai, vous avez eu assez d’expérience dans la pratique et dans l’assistance au chakai d’autres personnes pour apprendre à improviser, ou faire hataraki quand les choses ne vont pas comme prévu. Dans l’entrainement au kata, la même attitude est vraie. Vous devriez avoir un entrainement suffisant pour éventuellement improviser lorsque le moment arrivera.
Soyez prudent, cependant, sur la façon dont vous essayez d’improviser dans les kata. Il y a une bonne façon et une façon vraiment, vraiment mauvaise. Une mauvaise façon est d’utiliser une sorte de surenchère, pour montrer comment vous pouvez avoir votre partenaire qui essaie d’apprendre un kata correctement, lorsque vous ne suivez pas les formes du kata vous-même. Parfois, cela va fonctionner et vous pouvez vous sentir supérieur à votre partenaire. Parfois, cela peut se retourner très, très mal contre vous.
Une de mes connaissances m’a raconté qu’une fois son partenaire d’entraînement l’attaquait pendant un kata complexe et frappait délibérément de son bokken (sabre en bois) à la tête au mauvais moment, de la mauvaise façon. Le bokken arrivait rapide et furieux. Mon ami, qui avait des décennies d’entrainement, a réagi par instinct. Son jo (bâton court) est remonté d’une position basse où il aurait dû bloquer la frappe basse prévue, il a chassé rapidement le bokken et la pointe est descendu sur la tête du partenaire, littéralement entre les deux yeux. Bam. Le partenaire est tombé comme une tonne de briques, sur son extrémité arrière, presque inconscient.
Une meilleure façon, peut-être, aurait été si son partenaire avait dit: désassemblons ce kata à demi-vitesse. Je vais «casser» le kata en certains points et réagir d’une manière différente qui pourrait encore faire sens, tactiquement, et nous allons voir si nous pouvons comprendre les défenses alternatives et les attaques ? Travaillons ensemble là dessus.
Une telle investigation aurait pu aboutir à un aperçu des raisons pour lesquelles le kata a été mis en place de la façon dont il l’a été.
Dans un kata solo comme en karatedo, vous pourriez désassembler une forme, disons comme Annanko, et dire, d’accord, le bunkai de sensei ici est que c’est un tour et un blocage contre un coup de poing de quelqu’un qui attaque par derrière. Mais si le gars en face de vous tient votre bras ? Et si ce n’est pas un coup de poing, mais un coup de pied ? Comment pourrais-je improviser alors que je me tourne ? … Et puis vous le travaillez à demi-vitesse d’abord, essayez de voir ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas. Collez à la théorie du kata mais changez votre réaction. Ainsi, par exemple, si vous tournez et utilisez un chuudan uke, peut-être que vous tournez de la même manière mais essayez un gedan barai uke. Est-ce que la théorie de tourner et bloquer fonctionne encore ? Pouvez-vous improviser avec ce que vous savez à propos de la rotation du corps, de l’équilibre et des blocages/déviations ?
Le fait que tous les adversaires ne vont pas réagir de la même manière a poussé de nombreux systèmes à base de kata à ajouter ce qu’on appelle des henka, ou des variations à leurs kata de base. Cela explique aussi, au moins dans ma propre école de jujutsu, pourquoi nous avons tant de katas. En fait, nous avons un ensemble limité de mouvements du corps; c’est juste qu’au cours des siècles, le système a développé des variations et des variations des variations de la même défense si l’attaque est venue d’un angle, d’une position ou d’une distance différente.
Dans un kata, par exemple, un attaquant frappe et vous déviez le coup, verrouillez son coude avec une clé de bras, puis faites un pas devant lui, le conduisant sur son avant et projetez le vers l’avant afin qu’il prenne une roulade avant. Mais s’il ne veut pas faire une roulade avant ? Dans un kata juste après celui-ci, au lieu de projeter votre partenaire, vous sentez sa résistance à la roulade et à la place, rentrez et balayez son pied avant de sorte qu’il tombe à plat sur son visage. Et il y a encore un autre kata avec les mêmes mouvements initiaux, mais cette fois l’attaquant, après avoir été forcé vers le bas, se bat contre la projection et tente de se relever, clé de bras ou pas. Alors il y a un balayage de la jambe projetant la personne sur son dos. Une première attaque, une réaction, mais en fonction de la réaction de l’attaquant à la première application de la clef, trois scénarios différents.
En ayant un partenaire habile qui peut réagir correctement comme «uke», vous pouvez vous entraîner dans ces trois formes et développer un sens du «ressenti» de ce qui pourrait fonctionner dans de tels scénarios en réalité. Ces exemples permettent de construire le hataraki dans les arts martiaux qui sont principalement basés sur des formes.
Et l’une des meilleures façons, comme mon professeur m’a dit, de développer ce sens de l’improvisation dans un système basé sur le kata est de faire de temps en temps des embu. Pour ceux qui ne sont pas au courant de ce terme, un embu est une sorte de «démonstration». Mais c’est plus que juste se présenter au jour des enfants au centre commercial local pour présenter la classe de karaté des enfants de votre école. Les embu de koryu sont des choses sérieuses au Japon. Lorsque différents koryu ryuha (écoles) se réunissent, il y a un sentiment de camaraderie, mais il y a aussi un sentiment sous-jacent de concurrence. Vous ne voulez pas ressembler à de la bouse par rapport aux autres écoles. Donc, vous faites de votre mieux.
Comme une pratiquante de koryu m’a dit avant qu’elle n’aille réaliser son embu de naginata, « Je pars au combat ». Je pensais qu’elle plaisantait. Mais non, son kata ne ressemblait pas à une simple successions de mouvements. Il semblait que si son partenaire ne sortait pas de l’axe, il recevrait une grande quantité de douleur, même si le naginata était en bois et non en acier aiguisé.
Son kata était magnifique. A la fin du kata, elle salua son partenaire stoïquement, ils ont quitté le embujo (zone de démonstration), puis très tranquillement elle me dit, « Bon sang, il est allé comme ça au lieu de comme ça, et il a presque coupé ma tête. Je devais donc bloquer cette coupe et le frapper dans les tibias pour lui faire réaliser son erreur ».
Ainsi, le kata fait dans un embu est intense. Mon sensei m’a encouragé à choisir des embu de qualité pour participer de temps à autre, parce que « un embu est comme 10.000 pratiques régulières ».
Ou, comme une autre personne a dit de son premier embu, « Putain de merde, il est venu à moi comme si c’était un Shinken shobu (un duel avec de vraies lames), donc je pensais, OK, je vais lui donner aussi fort que je reçois. »
Ainsi une autre raison pour laquelle un embu sérieux est bon pour l’entrainement est parce que tant de choses peuvent simplement aller totalement de travers, mais vous ne pouvez tout simplement pas arrêter au milieu d’un kata. Si vous êtes habitué à travailler sur un plancher de bois dur dans le dojo, faire des katas en agitant des épées en bois massif sur un terrain inégal, herbeux et rocailleux peut vraiment tester votre concentration et votre équilibre. Il y a forcément des erreurs, des pieds qui glissent, et des cibles ratées. Ainsi vous devenez bon à improviser. Vous faites du hataraki.
À un embu, je complimentais un étudiant d’un art de l’épée. Je lui ai dit que je n’avais jamais vu ce kata particulier de cette école, mais qu’il avait l’air vraiment bien.
« Ouais, eh bien, vous ne l’avais jamais vu auparavant parce que nous ne l’avons pas!» Dit-il. « Mon sensei était totalement à l’ouest. Nous avons commencé dans un kata et puis il a perdu la notion d’où nous en étions. Peut-être qu’il faisait trop chaud et que son cerveau a grillé. Il m’a attaqué avec quelque chose quand nous aurions dû terminer ! Donc, j’ai bloqué et regardé son visage, et ses yeux m’ont dit qu’il était sur le pilote automatique. Il est venu à moi de nouveau avec une coupe et j’ai bloqué à nouveau, et nous avons continué et continué jusqu’à ce que je le frappe durement sur le poignet. Cela l’a réveillé et nous nous sommes enfin arrêtés ».
Bien qu’il disait que c’était une expérience étrange, cela indiquait également que l’étudiant avait reçu un entrainement suffisant pour improviser rapidement et bloquer toutes les coupes dirigées contre lui. Il faisait hataraki, sans arrêter les katas et brailler, « Non! Vous avez tort! ». Vous ne pouvez pas faire cela dans un embu, et vous ne pouvez pas le faire dans une bataille.
Bonjour,
Super article que rejoint mes réflexions actuelles sur le sujet et qui m’opposent à bien des pratiquants de toutes tendances!
Bonne pratique.
Dureisseix Jean Luc
Merci pour ta lecture Jean Luc et bonne pratique à toi aussi !
Nicolas