Le dernier numéro de l’esprit du judo proposait un dossier titré « Au Rendez-vous des Jujutsu Jujitsu Jiu Jitsu ». S’il est rare de voir un magazine parler de jujutsu, il me fallait donc y jeter un oeil non sans curiosité pour voir où en était la communication de la fédération de judo sur le jujutsu.
Après de nombreuses pages consacrées au judo sportif, le dossier s’articule donc sur les articles suivants : « A la recherche du jujutsu perdu », « Jujutsu retour vers le passé », « Judo, le « vrai » jujutsu ? », « Jujutsu à la française », puis vinrent les interviews de plusieurs judoka et jujutsuka (d’origine judoesque ou brésilienne pour leur pratique).
Rappelons tout d’abord comme le retracent bien les articles que Jigoro Kano, apprit de 1877 à 1882, le Tenjin shin’yo ryu puis l’école Kito ryu, et créa en 1882 le judo kodokan à partir de cette base technique initiale qu’il façonna selon ses idées, ses buts (passer du jutsu au do) et d’autres empreints à différentes écoles ou issus de recherche. Si l’article aborde les origines supposées et anciennes du jujutsu (notamment Akiyama Shirobei), je préfère qu’on évoque dans ce cas leur multiplication à l’époque de paix de 250 ans, Edo, qui précède l’apparition du judo et le pourquoi de cette généralisation. A ce titre, le lecteur pourra à profit lire cette traduction de l’article de Meik Skoss : « Jujutsu and Taijutsu« .
Jigoro Kano théorisa le judo ainsi que les budo (les voies martiales dont la valeur éducative est chère à son créateur) et c’est avec génie qu’il réussit à en faire le budo moderne le plus connu et permettant à tout à chacun d’aborder le domaine des arts martiaux. A ce titre, je ne peux que vous conseiller de lire ses écrits en partie regroupés dans le livre « Mind over muscle ».
On ne peut que se réjouir de la diffusion internationale du judo, qui fut la porte d’entrée de bien des pionniers occidentaux dans le monde – pas si ouvert – des arts martiaux. Ainsi Don Draeger fit un parcours remarqué dans le judo avant de devenir LE pionnier occidental des koryu (anciennes écoles japonaises – pré 1868).
Ce qui pêche plus dans le dossier du magazine, c’est de lire une ré-écriture de l’Histoire par le prisme judoesque où les anciens jujutsu seraient supplantés par le judo, ou transformés en judo, ou que le judo pratiquerait en fait le « vrai » jujutsu, comme si le judo kodokan en devenait l’unique source. Rappelons ainsi une vue plus circonstanciée de la grande histoire rabâchée par le judo : Erwin Baelz et le jujutsu, médecin allemand qui vit les confrontations jujtsu-judo pas toujours à l’avantage de ce dernier.
Et il y a comme un goût d’hégémonie lorsqu’on lit que « Plus de clés à partir de la position debout (en Judo) ? L’aikido et le jujutsu nous disent merci » (de même pour le délaissement du sol, qui aurait fait le bonheur du jujitsu brésilien); comme si un art se définissait par les catégories de technique qu’il faisait et qu’il en devenait de fait dépositaire (Je ne sais combien de versions différentes j’ai vu de kote-gaeshi, en aikido, jujutsu, judo, et d’autres écoles).
Il faut se remémorer que les ryu-ha d’avant 1868 (ce que l’on nomme les koryu), et qui voient l’explosion du nombre de jujutsu à l’époque Edo, sont avant tout destinées à ou enseignées par des samouraïs. Lorsque le gouvernement des samouraïs est renversé en 1868 au profit de l’empereur Meiji, le japon se lance dans une modernisation acharnée en rejetant rapidement les traditions du passé, et absorbe tout ce qu’il peut du monde occidental (dans le but avoué de le supplanter). Les samouraïs, autrefois payés par l’Etat, n’eurent rapidement que peu de moyen de subsistance, certains faisant payer des démonstrations (comme le dénonce Kano dans ses écrits), d’autres se tournant vers des métiers de masseurs ou chiropracteurs. Les ryu ? Elles virent leurs élèves diminuer. Plus tard, les guerres modernes et la défaite de 1945 continuèrent de décimer leurs rangs. Au contraire, Kano proposa un budo pour l’ensemble de la population et réussit à s’appuyer sur sa valeur moral et éducative pour le diffuser et l’inclure à l’université.
Les ryu-ha auraient elles pu avoir le même avenir ? Je ne le crois pas. Elles sont essentiellement claniques dans leur fonctionnement et ne visent pas une diffusion à grande échelle. Elles co-habitent sans vouloir épouser la dimension sportive qu’a embrassé le judo.
Je ne sais pas ce que Kano penserait de ce « vrai » jujutsu issu du judo (lequel d’ailleurs puisqu’il y a multiplication de produit : jujitsu « traditionnel », duo system, fighting system, intégration du jujitsu brésilien qui semble être d’actualité ?) lui qui, dans ces écrits, se différenciait des jujutsu barbares et brutaux pour offrir le judo kodokan. Je ne suis pas certain que sa vision était de recréer en plus du judo, un jujutsu s’appuyant sur les kata du judo, et des techniques de karaté et d’aikido. Sa vue me semble plus fusionnelle.
Le judo est un budo fantastique, un sport aussi de grande renommée et je connais nombre de pratiquants de ryu-ha qui ont ou pratiquent toujours cet art. Mais ils n’ont pas cette vision révisionniste de l’Histoire, sachant bien que chacun co-existe avec des buts et des contextes différents, et trouvant une richesse différente dans chacun de ces arts.
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