
Les Aiki friendship organisés aux Japons étaient l’occasion de voir de grands professeurs, futurs maîtres de l’Aikido : Yasuo Kobayashi, Yoshio Kuroiwa, Kanshu Sunadomari, Morihiro Saito, Shoji Nishio et Mitsugi Saotome en 1985
Nos disciplines martiales sont basées sur la transmission du professeur à l’élève, créant une lignée où les maîtres du passé ont une aura particulière puisque rapidement inatteignable à leur mort. En Aikïdo j’ai suivi pendant dix ans les enseignements de Morihiro Saito avant d’entrer dans une koryu (école japonaise classique) avec sa propre lignée de maîtres et ses différentes influences. Mon parcours martial est donc marqué de multiples figures du passé qui éclairent encore aujourd’hui ma pratique.
Des maîtres du passé proche
Si j’ai pu rencontrer Hitohira Saito lors de stages en France, son père Morihiro Saito était malheureusement déjà mort au moment où j’envisageais un voyage au Japon. En dehors de ses livres et vidéos c’est à travers ses élèves directs que j’ai appris à le connaître.
Il a toujours eu une image très forte qui dura au delà de son départ, si bien que pendant ces dix années de pratique sa présence était presque palpable auprès de ces professeurs.
Saito sensei reste connu de nos jours pour sa préservation de l’aikiken et l’aikijo à une période où le travail des armes en aikido était (et est régulièrement) débattu, il a aussi eu ce parcours singulier et cette présence aux côtés de Morihei Ueshiba qui l’ont conduit à être le gardien de l’aikijinja (le sanctuaire de l’aikido) et du dojo d’Iwama (où résidait le fondateur pendant les années 40).
Bien que ne l’ayant pas rencontré, ce qui me marqua le plus est certainement son organisation de l’Aikido d’O’sensei et la diffusion de sa méthode, basée au premier niveau sur le kotai (départ sur saisie ferme et arrêtée). Le dojo d’Iwama vit passer nombre d’uchi-deshi (élèves internes) étrangers ce qui posa rapidement la question de la transmission à des élèves ne côtoyant leur professeur que peu de temps de manière continue dans l’année.
O’sensei ne semble pas avoir systématisé sa pratique – ses élèves indiquant que l’homme démontrait peu de fois le même mouvement, charge à eux de voler la technique. Morihiro Saito dut donc organiser son savoir et la manière de progresser afin de donner à ses élèves des guides à suivre lorsqu’il n’était pas présent physiquement pour les corriger.
La tâche était donc ardue et peu s’y sont vraiment risqué. Ce travail de Saito sensei, de précision des bases, systématisation et communication permit de transmettre l’Aikido qu’il apprit de son maître, incluant le ken et le jo, aux générations suivantes au delà même de sa propre école : nombre de pratiquants hors Iwama ryu se sont inspirés de ses livres puis de ses vidéos.
Aujourd’hui encore, ma matrice corporelle est celle de l’Aikido – la recherche du déséquilibre et des principes comme Irimi viennent instinctivement lors que l’on a pratiqué l’Aikido. Mais là où ce maître influence encore ma pratique se retrouve aussi dans la capacité à suivre un enseignement distant et poursuivre son étude : lorsque j’ai ouvert un groupe d’étude du Takamura ha Shindo Yoshin ryu, j’étais moi aussi dans cette situation d’apprentissage souvent isolé de mon professeur. Et après avoir reçu ma licence d’enseignement (shoden mokuroku – licence de premier niveau) ma situation resta à l’identique puisque je continue à suivre mon professeur et mes sempai en Europe ou aux Etats-Unis.

Gozo Shioda sensei, fondateur de l’Aikido Yoshinkan
Au fil du temps, j’ai rencontré d’autres maîtres du passé via leurs élèves : lors de ses stages, Mustard sensei (8e Dan de l’aikido Yoshinkan, bien connu pour être un protagoniste du livre “Senshusei” de Robert Twigger) me donna l’occasion de découvrir l’aïkido Yoshinkan de Shioda sensei. Le gabarit de Shioda était bien différent de celui de Saito sensei et au delà des différences je retrouve les mêmes principes d’utilisation du corps avec un prisme différent. Précurseur avant Saito sensei, Shioda sensei a élaboré des séquences pouvant s’apparenter à des kata afin de transmettre fidèlement l’aïkido.
Ces deux maîtres avaient le soucis des bases (kihon), sachant pertinemment que l’on ne construit pas une maison sur des fondations faibles. A voir leurs élèves, ils ont réussi à léguer leur Aikido : lorsque l’on pousse la porte de l’une de ces écoles on n’est pas perdu, les professeurs transmettent des principes et un savoir cohérent que l’on retrouve d’un dojo à l’autre. Même lorsque l’on ne les a pas connu directement les anciens maîtres ou qu’ils nous ont quitté depuis longtemps, ils nous servent de repères et de source d’inspiration par l’intermédiaire des professeurs les ayant côtoyés directement. Nous pouvons alors nous hisser sur les épaules de tels géants.
Une figure parfois paternelle
Néanmoins notre relation aux grands maîtres n’est pas sans écueil. Comme les traditions équestres classiques (Baucher, La Guérinière, Nuno Oliveira, …) ou les arts martiaux historiques occidentaux (Talhoffer, Liechtenauer, Liberi,…), la lignée est une caractéristique importante de nos pratiques traditionnelles. Elle identifie l’école et le style et représente le passage de connaissance de maître à élève jusqu’à ce que ce dernier devienne à son tour un maître (du présent, puis du passé). La relation asymétrique entre un apprenant et un maître ayant déjà parcouru une partie du chemin ainsi que la distance temporelle qui nous sépare de ces maîtres du passé tendent à leur donner une image paternelle ou idéalisée (pour certains cela arrive même de leur vivant).
Le confucianisme dont est empreint toute la société japonaise et donc les arts martiaux valorise le respect envers les ancêtres et les professeurs, ainsi que l’obéissance aux aînés; il renforce cette image. Si les occidentaux sont plus individualistes culturellement, ils ont été mâtinés aux films d’arts martiaux avec la figure emblématique du vieux maître empli de sagesse et de moultes qualités (souvenons nous de maître Miyagi dans Karaté kid). Il peut devenir alors difficile de dépasser cette image prise comme but ultime (et parfait) inatteignable et insurpassable.
Il conviendrait dans un premier temps de se débarrasser de l’image de perfection véhiculée par notre imaginaire et accepter que l’individu reste un humain avec ses qualités et ses défauts (dans toutes nos disciplines, des pans d’Histoire sont tus et perdus pour éviter de ternir l’image du maître ou ne pas créer de conflits inter-pratiquants; le travail de recherche historique reste malheureusement difficile quand il est entre les mains de pratiquants eux-même tenus par des obligations).
Il faut aussi vouloir dépasser le maître (et encore plus ceux du passé), très peu y arriveront – ils deviendront peut-être de futures maîtres du passé – mais cette volonté est nécessaire pour atteindre les dernières étapes du Shu-Ha- Ri (progression classique japonaise : imiter – tester – transcender). Dans un système de transmission de maître à disciple, il est quasiment impossible au maître de transmettre 100 % de son savoir. Le croire est illusoire. Si le disciple reste uniquement dans l’imitation, peu du savoir initial sera conservé après seulement quelques générations (à supposer que la transmission se fasse à 75 % du moindre savoir du professeur antérieur, en trois générations les savoirs initiaux ne seront plus transmis qu’à 40 % environ). Chercher à apprendre, approfondir voire dépasser ce que nous avons reçu c’est aussi assurer la vitalité d’une école; la difficulté étant de rester sur le chemin initial.
Une pratique différente
S’il convient de ne pas placer les maîtres du passé sur un piédestal imaginaire, ils sont aussi les maillons et acteurs d’une transmission directe d’un savoir ancien.

Statue de Tsukahara Bokuden à Kashima
Mes recherches m’ont conduit il y a six ans à remonter plus loin dans le passé, du temps où la vidéo n’existait pas et où les maîtres sont des êtres fantomatiques entre réalité et folklore martial, une époque où les arts martiaux étaient l’affaire des bushi (guerriers) et des samouraïs. En entrant dans une koryu j’ai donc découvert une lignée de maîtres encore plus distants dans le temps. La recherche a changé car, s’il est parfois difficile de démêler le vrai du faux en Aïkido – un art martial très jeune – c’est un autre paire de manches pour des écoles remontant avant 1868. Les maîtres sont alors des figures historiques dont nous retraçons la biographie pour mieux comprendre leur époque et le contexte de la pratique (bien aidé dans l’exploration de l’Histoire du Shindo Yoshin ryu par un autre maître, Shingo Ohgami à la fois pratiquant de karaté wado ryu et historien des arts martiaux). En se tournant vers les maîtres du passé, on parcourt l’Histoire du Japon en sens inverse. Un marqueur important pour le Japon est la restauration Meiji (1868), date à laquelle le Japon s’ouvre, non sans difficultés et tumultes, à l’occident après plus de deux siècles d’isolement. Le Japon post 1868 adopte dans tous les domaines les connaissances occidentales et les fondateurs d’école d’arts martiaux de l’époque sont fortement influencés par ce changement de la société. Les habits, les coutumes, la façon de se mouvoir changent. En remontant à une époque antérieure on découvre une autre façon d’utiliser son corps (peu influencée par la sportivisation), on commence alors à toucher du doigt la connaissance des maîtres du passé.
Mais il n’y a de maîtres du passé que si leurs contemporains s’en souviennent et préservent cet héritage d’un point de vue qualitatif et quantitatif. Sans transmission de cette connaissance, elle est perdue et les images du passé resteront des fables pour les romans et les films. La qualité d’une koryu réside donc non seulement dans la qualité de sa pratique mais surtout dans la capacité de ses instructeurs à faire vivre la connaissance accumulée des maîtres du passé. Plus que les écrits d’exploits (à lire avec un esprit critique), les rouleaux et parchemins aux informations souvent abscons et parcellaires n’ayant pleinement de sens que pour ceux ayant reçu l’enseignement, c’est dans la pratique que réside le savoir de ces maîtres du passé.

Sakakibara Kenkichi, 14ᵉ directeur de la Kashima Shinden Jikishinkage-ryū
Aujourd’hui encore les maîtres du passé m’inspirent, qu’ils aient fait partie de la filiation de ma discipline ou qu’ils soient des figures emblématiques d’une époque (Miyamoto Musashi, Tsukahara Bokuden, Kenkichi Sakakibara,…). Leurs exploits ou leurs capacités questionnent parfois la pratique moderne et incitent à des recherches bénéfiques pour le pratiquant. Et c’est dans la pratique assidue et approfondie des kata et des techniques d’une école que vit le savoir de ces maîtres du passé. A nous de le découvrir et de le percevoir.
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