Cet article est paru dans le numéro 17 de Dragon Hors Série spécial Aikido dont le thème était l’évolution de l’aikido.
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Lorsque Léo Tamaki m’a proposé d’écrire un article sur la Takamura ha Shindo Yoshin ryu dans une édition consacrée à l’évolution de l’Aikido, j’étais incertain sur le fait qu’un Aikidoka tire partie de l’histoire et la transmission d’une vieille école classique japonaise (koryu). Après réflexions, je me suis rappelé les idées préconçues que j’avais sur les koryu (bien aidé par mes lectures et mon expérience précédente en Aikido), ainsi que la perception que j’avais de leur évolution : un développement homogène et uniforme qui permit la survie d’anachronismes vivants aujourd’hui. Anachronisme certes, mais anachronismes fidèles à leur essence et nature profonde.
De ce point de vue, la Takamura ha Shindo Yoshin ryu, une des dernières koryu fondée (1864), a une histoire et une organisation très spécifiques au cours du temps, parfois très différentes des autres koryu. J’espère que cet essai aidera les aikidoka à regarder leur propre histoire et évolution sous une lumière différente et à apprécier toutes les petites choses qui ont fait de l’Aikido l’un des arts les plus populaires à l’époque moderne.

Matsuoka Katsunosuke, fondateur du Shindo Yoshin ryu (1964)
Les débuts
Bien que récente d’après la définition d’un koryu bujutsu (école datant d’avant 1868), la Takamura Ha Shindo Yoshin ryu hérite de très vieilles traditions. Son fondateur Matsuoka Katsunosuke était un samouraï du clan Kuroda vivant à la fin de la période Edo et ayant accès à de nombreuses écoles martiales différentes. Même si les vieilles écoles issues des champs de bataille sont imprégnées d’une dose de secret, à cette époque il était courant pour la classe guerrière d’apprendre différentes écoles martiales et d’avoir des licences d’enseignement dans plusieurs d’entre elles. En fait, avoir plusieurs de ces licences d’enseignement était aussi un moyen d’augmenter le salaire perçu (du daimyo ou de l’administration) à cette époque. Matsuoka apprît de plusieurs professeurs de renom comme Hikosuke Totsuka ou Kenkichi Sakakibara; il reçut des licences d’enseignement en Totsuka ha Yoshin ryu (jujutsu), Akiyama Yoshin Ryu (jujutsu) et Jikishinkage ryu (sabre) ainsi que d’autres arts, mais jugeant que les styles de jujutsu étaient trop passifs comparés au Jikishinkage ryu, il décida de créer sa propre école: le Shindo Yoshin ryu.
Matsuoka Katsunosuke eut beaucoup d’élèves au fil du temps et deux d’entre eux furent Inose Motokichi et Ohbata Shigeta. Tous les deux reçurent le menkyo kaiden, la plus haute licence d’enseignement dans l’école. Dans la tradition du Yoshin ryu mais aussi de beaucoup d’autres koryu, il était commun d’avoir plusieurs menkyo kaiden et différentes branches au sein de l’école.
La plupart des gens imaginent les koryu comme une ligne unique avec un et seulement un menkyo kaiden à chaque génération, si cela pouvait être vrai pour certaines d’entre elles ce n’était pas une règle généralisée. La vérité est que chaque koryu a ses propres règles et n’y a pas moyen d’établir une règle globale pour l’ensemble de ces écoles. Par exemple, toutes les écoles n’emploient pas le terme soke. Soke n’a jamais signifié “grand maître” ou “fondateur”, il évoque en chinois et japonais une tradition familiale avec des devoirs filiaux ayant un monopole sur une entreprise commerciale ou une communauté religieuse. Durant la période Tokugawa, ces lignées familiales étaient principalement des guildes commerciales avec un soke à leur tête. Le régime Tokugawa donna l’autorité gouvernementale à la classe guerrière supérieure qui à son tour maintint son pouvoir par des privilèges héréditaires et des obligations filiales. Comme la classe guerrière était associée aux différents arts culturels, le système se diffusa dans des arts tels que la cérémonie du thé, l’arrangement floral, les échecs/go, ou le théâtre Noh… La tradition du Shindo yoshin ryu n’emploie par le terme soke, remarquons de manière intéressante que l’Aikido non plus n’use pas du “soke” pour se référer au fondateur de l’Aikido ou ses successeurs.
Transition pendant la période pré-moderne
Matsuoka n’avait pas de descendant pour diriger l’école. Il décida de passer l’école à Inose Motokichi qui était le secrétaire du dojo principal à la condition explicite que l’école soit transmise à nouveau à un membre de la famille Matsuoka à la prochaine génération. A la même époque, il autorisa Ohbata Shigeta d’ouvrir sa propre branche de l’école : la Ohbata ha Shindo Yoshin ryu.

Shigeta Ohbata
Nous étions alors après les tourments de la restauration Meiji (1867), une courte période de changements sociaux et de violence qui mit fin à la féodalité et à l’existence de la classe des samouraïs. Le Judo Kodokan fut créé en 1882 suivant la révolution de la société japonaise et embrassant dans sa nature les changements de cette époque. Le judo devint rapidement un des arts majeurs enseigné à tous les écoliers et de nombreuses écoles de jujutsu commencèrent à se “judoïfier”. En fait nombre de ces écoles furent impliquées dans l’établissement du curriculum du judo, les instructeurs seniors devenant aussi membre de l’organisation de judo. L’accent font plus mis sur le shiai et le randori; les armes traditionnelles n’avaient aucun sens dans ce nouvel art. L’avis de Shigeta différait de cette tendance. Au contraire il voulait conserver l’essence des techniques combatives du Shindo Yoshin ryu : il percevait son école comme un sogo bujutsu, un art guerrier complet.
Durant la seconde guerre mondiale, Shigeta craignait de perdre son fils Hideyoshi et la transmission de l’école, aussi commença-t-il l’entrainement de son petit-fils Yukiyoshi très jeune. Et alors que le malheur redouté arriva, lorsque Hideyoshi disparut pendant la guerre, il appointat à l’âge de 16 ans Yukiyoshi à la tête de l’école avec un menkyo kaiden. Evidemment Yukiyoshi n’était pas encore prêt pour cette tâche, aussi Shigeta lui assigna Matsuhiro Namishiro pour finir son apprentissage dans les années à suivre.
Hors du Japon
Redoutant la fin de la guerre et l’invasion américaine, Shigeta arrangea la sortie de son petit-fils du Japon. Yukiyoshi quitta finalement le Japon après la seconde guerre mondiale accompagné de sa mère et changea de nom; il se rendit d’abord en Argentine puis en Suède où il s’installa.
Un mot sur ce départ. La communauté koryu était et est toujours un groupe très conservateur; un des premiers étrangers à intégrer une telle école fut le pionnier Don Draegger (en Tenshin Shōden Katori Shintō-ryū) et cela a créé de nombreux tourments dans ces groupes fermés. Avoir le leader d’une école, et de fait le hombu dojo, qui quitte le Japon est un cas encore plus complexe. Juste après la guerre, c’était encore peu courant. En Aikido par exemple, seuls des étudiants avancés étaient envoyés de par le monde, le hombu dojo resta au Japon, ce qui fit débuter une sorte de pèlerinage des occidentaux vers le Japon.
Même dans les groupes occidentaux autour des koryu des années 70 à 90, la question revenait de manière récurrente : est-il possible de “transplanter” une koryu, ses techniques et son état d’esprit sur un sol différent sans perdre son essence ? Soyons honnêtes les connaisseurs étaient même plutôt dubitatifs. Cette question n’a jamais atteint la même intensité dans les cercles de gendai budo, le gendai budo (budo moderne) étant déjà le résultat d’un changement social majeur au Japon. Les gendai budo furent créés après la disparition de la classe des samouraïs et ne furent jamais fait pour être pratiqués par une classe guerrière sur les champs de bataille mais par tous les gens de la société. Dans le cadre des koryu, le contexte et l’état d’esprit différent. Les koryu sont imprégnées de traditions japonaises très intriquées alors que des disciplines comme le Judo Kodokan approche les choses d’une manière plus scientifique. Si les gendai budo sont plus axés sur le développement des individus, dans une koryu le groupe passe en premier et chaque individu doit faire son maximum pour maintenir la qualité de l’école. Après la guerre, les koryu étaient donc de petits groupes de pratiquants sans intérêt pour la compétition sportive, avec un système de lignée directe qui pouvait être rompu à tout moment si le leader disparaissait… Et essayant pour la plupart d’entre elles de résister à l’occidentalisation de la société. Pour Takamura l’origine de la poussière du dojo importait peu et le Japon d’après-guerre n’avait déjà que peu à voir avec le contexte dans lequel naquit les koryu : il pensait la survie de sa tradition possible.

Projection – Takamura sensei
Yukiyoshi Takamura s’installa à Uppsala en Suède. Après être devenu complètement compétent en TSYR avec l’aide de Matsuhiro Namishiro, il commença à enseigner à un groupe d’occidentaux en Suède. De fait, le tout premier étranger à recevoir une licence d’enseignement est une femme, Karen Anderson de Stockholm. Plus tard il déménagea en Californie, se maria là-bas et ouvrit un nouveau dojo. Nous sommes là dans les années 60 et la plupart des gens pratiquent le karaté ou le judo (ou si ce n’était pas un art japonais, vous trouviez beaucoup de lutteurs universitaires). Takamura réajusta le curriculum et créa une section betsuden (“enseignements additionnels”) pour aider les personnes plus familières avec les gendai budo à comprendre les mécanismes et l’état d’esprit des koryu jujutsu.
Internationalisation
Je crois que les expériences et le passé de Takamura l’ont amené à réfléchir comment assurer la transmission de l’école dans le futur. Il savait que le futur de l’école intégrerait totalement les occidentaux puisque la plupart de ses élèves l’étaient, mais la situation avec une unique personne à la tête de l’école pendant cette dernière période fragilisait l’école et rendait difficile la gestion de différents dojo dans le monde. En tant que leader de l’école il décida d’avoir suffisamment d’instructeurs haut gradés pour transmettre l’école si l’un d’entre eux devait mourir ou quitter l’école. Trois élèves reçurent un menkyo kaiden : Isoyama Takagi, David Maynard et Tobin Threadgill. Chacun superviserait une région différente du monde : respectivement l’asie du sud-est, l’Europe et l’Amérique du nord.
L’Histoire révèle que sensei Takamura était sage dans sa décision. Isoyama Takagi se retira à cause de problème de santé et David Maynard subît un accident de voiture très sérieux qui faillit lui coûter la vie. Après rétablissement sensei Maynard n’était plus capable d’enseigner. En 2003, sensei Threadgill fut invité à devenir le kaicho de l’école et à diriger l’organisation mondialement.
Avant les années 2000, l’école était plutôt petite et confidentielle. En 1999, Stanley Pranin publia une interview de sensei Takamura dans l’aikidojournal, et plus tard il invita sensei Threadgill pour démontrer l’école à l’AikiExpo aux Etats-Unis. Ces événements ont fait émerger un nouvel intérêt pour l’école, principalement dans la communauté de l’aikido aux US et dans les groupes de karaté en Europe (en raison du lien historique avec le Wado ryu). Depuis ce temps, sensei Threadgill parcourt le monde pour enseigner les principes et les traditions de l’école.
Une organisation guidée par le besoin de conserver l’essence de l’école
L’école est organisée en dojo indépendants ayant chacun un instructeur licencié sous l’autorité de sensei Threadgill et l’organisation Shinyokai. Il est important de comprendre que le seul type de diplôme en Shindo yoshin ryu est la licence d’enseignement : un certificat de capacité d’un membre à transmettre les principes et les traditions de l’école à un groupe de personnes.
Le rôle d’enseignant est imprégné jusqu’au fond du kata : uchitachi (correspond plus ou moins à uke en Aikido) n’est pas seulement un opposant qui attaque shitachi afin que ce dernier applique une technique, uchitachi est aussi le côté enseignant du kata. Il connait le kata, dirige shitachi dans le kata et contrôle la difficulté (puissance, vitesse, timing…). Cela peut être négligé et passer pour un détail, mais c’est vraiment l’aspect primordial d’une transmission correcte du kata (et donc des principes de l’école).
L’école gère aussi des groupes d’étude temporaires qui suivent une série de règles écrites par sensei Takamura dans les années 70. Les groupes d’étude sont des personnes souhaitant apprendre l’école, n’ayant pas d’instructeur licencié proche, qui se regroupent pour pratiquer et apprendre le Shindo yoshin ryu avec la permission du kaicho. Un groupe d’étude est par essence temporaire puisque ses membres doivent progresser en connaissance et compétence pour obtenir une licence d’enseignement; en effet l’école n’a aucun intérêt à laisser un groupe s’entraîner sans qu’il soit capable de comprendre totalement sa tradition et maintenir son essence (souvenez-vous : l’importance du groupe sur l’individu). Avec du temps et beaucoup de dévouement, le groupe d’étude peut devenir un dojo officiel et faire partie définitivement de l’organisation. Ce système permet réellement d’éloigner les pratiquants avec un intérêt inconsistant pour l’école : ils ont une chance de découvrir et apprendre l’école mais doivent confirmer leur intérêt et leur dévouement avec le temps.
Il est aussi important de comprendre que même en possession d’une licence d’enseignement, le professeur est lié à l’école : il est vraiment une partie de celle-ci et la représente auprès de ses élèves; si pour de malencontreuses raisons il se comportait incorrectement ou ternissait la réputation de l’école, il serait alors expulsé et ne serait plus autorisé de nommer ce qu’il enseigne “Shindo Yoshin ryu”. De mon expérience en Aikido c’est un peu différent des séparations d’école ou de style dont nous avons l’habitude en gendai budo.

Takamura sensei et Threadgill sensei
Pendant ces années sous la direction de sensei Threadgill l’école s’est grandement développée. Ce n’est pas une tâche facile puisqu’il s’agit d’une des seules koryu dirigée par un occidental. Les japonais très conservateurs ont des difficultés à accepter qu’un non japonais détermine le futur d’une tradition japonaise mais d’importants membres de la communauté martiale tels Kuroda Tetsuzan, Ellis Amdur, Meik Skoss, Phil Rellnick… soutiennent le travail de sensei Threadgill dans sa transmission d’une école classique japonaise. Une mention spéciale doit être faite de Shingo Oghami, 8ième Dan wado ryu, un historien martial compulsif qui aida l’école à trouver plus d’information sur son histoire. Il est aussi co-auteur avec sensei d’un livre sur le Shindo Yoshin ryu qui sortira dans un futur proche.
Comme à l’époque Edo, l’école a des liens forts avec d’autres écoles et d’autres adeptes martiaux, tout en restant indépendante. Par exemple, l’école participa aux démonstrations lors d’un embu européen de koryu en 2016 à Amsterdam. Sensei Threadgill démontra les techniques de l’école pendant la NAMT et l’aikitaikai 2016. Il était aussi en France la même année pour un stage international à Osny où des pratiquants de tout horizon purent s’initier à notre école. Depuis plusieurs années il enseigne aussi un stage mixte avec sensei Mustard (8eme Dan aikido yoshinkan), rendu célèbre notamment par le livre “Angry White Pyjamas” de Robert Twigger (une biographie d’un élève participant au très difficile programme Senshusei du Yoshinkan pour la police anti-émeute japonaise et dont sensei Mustard fut l’un des instructeurs). Cette année ce stage ouvert au public se déroulera à Lisbonne (12 et 13 août) juste après un stage instructeur intensif de Shindo Yoshin ryu.
Mais l’école ne grandit pas de la façon dont les grandes organisations de budo grandissent. Alors qu’il y avait au maximum quinze à vingt personnes à un stage conduit par sensei Takamura, le dernier stage en Allemagne, un stage interne avec sensei Threadgill, en compta 54. Et sensei nous répète souvent que Takamura n’aurait pas pu penser cela possible. La quantité n’est pas un objectif, la continuité de l’école en respectant sa nature et ses traditions l’est. Et comme Takamura l’a fait avant lui, sensei Threadgill essaie de former plusieurs instructeurs au plus haut niveau de l’école afin qu’ils puissent guider le futur de l’école à l’avenir. Les dernières années qui ont vu la perte soudaine et tragique de deux de ces élèves compétents, nous ont déjà prouvé que le futur d’une koryu est toujours fragile et que son organisation doit prendre en compte sa survie. Pendant ce temps, la branche principale du Shindo Yoshin ryu a pratiquement disparu : l’école est revenue comme prévu dans les mains d’un membre de la famille Matsuoka mais il ne désigna pas de successeur avant de mourir. Les étudiants restant se sont regroupés pour poursuivre la pratique mais la branche principale disparaît lentement.
Aujourd’hui la Takamura ha Shindo yoshin ryu est une école en bonne santé. Plus grosse que de nombreuses koryu mais plus petite que les organisations de budo. Elle a suivi un chemin différent de la plupart des koryu, ayant son hombu dojo et son directeur quittant le Japon assez tôt puis passant les rênes de l’école à un occidental, mais elle continue à grandir à un rythme assurant la qualité de sa transmission. L’avenir nous dira si l’école survit, mais si elle survit, ce sera toujours en restant fidèle à son essence, trouvant les bons étudiants s’accordant avec l’état d’esprit de l’école et capables de maintenir sa tradition.
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