
NAMT 2016, en démonstration ou à l’entraînement, l’intensité entre shitachi et uchitachi doit être perceptible. Photo Thomas Taragon.
Cet article est initialement paru dans le magazine Dragon Hors série.
Le public a souvent une image désuète des anciennes traditions martiales, celle de la répétition d’une séquence inamovible de gestes prédéfinis. Mais lorsque l’on intègre un koryu, on découvre un monde bien différent à travers le kata. Ce qui suit décrit mon expérience de cet outil par le prisme du Takamura ha shindo yoshin ryu, une école de jujutsu et de kenjutsu datant de 1864.
Le terme Kata peut s’écrire de différentes façons en japonais. Un premier idéogramme est 形 et se traduit littéralement par “tracer avec le pinceau une ressemblance exacte”. Copie conforme à l’original, il a le sens de “forme” et correspond assez bien à l’image que se fait le public du kata : des postures figées refaites à l’identique par différents pratiquants.
Un deuxième idéogramme se prononçant kata est 型, Kei. Il correspond au sens de moule, matrice plus large conduisant aux formes. Dans ce deuxième cas plus que la géométrie de la forme ce sont les principes qui formalisent le kata.
Lorsque j’ai débuté l’école Takamura ha shindo yoshin ryu et sa centaine de kata ou techniques du niveau Shoden (l’école comprend trois niveaux Shoden – Chuden – Joden et plus de trois cents kata), ma mémoire fut mise à grande épreuve. Mais plus que le nombre de techniques, qui peut aussi devenir très important en Aikido si on multiplie la combinatoire des attaques face aux différentes techniques répertoriées, c’est le contexte d’apprentissage du kata qu’il me fallut apprendre.
Dans les traditions classiques, le but du kata est de transmettre un certain nombre de principes ou de stratégies (heiho), que la suite de mouvements paraisse correspondre à une situation martiale plausible ou un enchaînement plus ésotérique voire abstrait. Une première phase est comme dans toute discipline l’apprentissage de la forme canonique, l’étude Shu dans la méthodologie Shu-Ha-Ri japonaise (répéter / désassembler / transcender). Elle est faite de longues répétitions entre deux partenaires : shitachi (celui qui fera la technique), uchitachi (celui qui attaque initialement puis recevra la technique).
Les deux rôles dans le kata
Pour acquérir cette première approche du kata, il faut sortir du rapport de force qu’incite bien trop souvent le travail à deux. Les pratiquants de disciplines basées sur la confrontation sportive ont en général des difficultés à sortir de ce cadre : passer du contexte du sparring ou du randori à celui du kata. Jusqu’à un certain niveau dans le kata il n’est pas profitable qu’uchitachi résiste totalement à shitachi. De même la participation totale du partenaire n’est pas une chose souhaitée. Alors où se situe la limite entre une danse à deux et une confrontation chaotique ?
Lorsque je débutais l’apprentissage des kata de kenjutsu, l’attaquant adaptait la vitesse de son attaque. Si j’étais en retard, il allait un peu moins vite à la deuxième répétition; si je réussissais une majorité de fois, alors il accélérait un peu plus. De même si je me trompais de mouvement, sortant alors du cadre du kata, il essayait de poursuivre pour me remettre dans le contexte du kata. Uchitachi, plus qu’un attaquant, a un rôle d’ancien et d’enseignant dans le kata.
Ce rôle est crucial pour la bonne transmission du kata, 型. Les deux partenaires ne peuvent pas se contenter de répéter des attaques/défenses pré-rêglées, il leur faut comprendre comment se manifestent les principes dans l’art du sabre : kuzushi (déséquilibre), point fixe dans l’espace (jiku), etc… Et uchitachi permet de s’assurer que les critères du kata soient bien respectés et que shitachi acquiert les principes sous-jacents. En ce sens l’imprégnation par le kata est différent du travail que j’avais connu en Aikido où selon les écoles, Uke peut attaquer à peu près comme bon lui semble et peut pousser Tori à changer de technique en raison de conditions initiales rendues inadéquates (le risque étant de rarement répéter ou mettre en oeuvre les principes à apprendre).
Un apprentissage progressif
Dès le départ, le travail est plutôt lent, un travail tout en précision pour avoir un contrôle fin du kissaki (pointe du sabre) et du hasuji (orientation du tranchant de la lame). Dans cette vitesse de travail uchitachi doit néanmoins mimer des réactions qu’il aurait à vitesse réelle; Par exemple Il ne peut pas pas rester au contact du sabre adverse si une frappe latétale l’a dévié; ou il ne peut pas soudainement accélérer et changer la direction de son tsuki parce que shitachi travaille volontairement lentement. Le but n’étant pas de s’enfermer dans une simulation lente et esthétique mais bien d’évoluer vers une vitesse maximale de travail, avec les progrès les échanges s’accélèrent pour toujours rester à la limite des capacités de shitachi.

Sensei Threadgill lors d’un contre sur saisie de sabre – Le kata doit amener précision et rapidité du geste. Photo Guillaume Roux.
La vitesse n’est pas le seul facteur qui varie au cours de l’apprentissage.
Les élèves peuvent apprendre les différents kata dans un ordre différent, le sensei décidant ce qui est le plus profitable pour un pratiquant. L’évocation de méthodes et d’étapes peut amener notre esprit à associer ce type d’entraînement avec ce qu’il a connu du travail scolaire ou de l’enseignement de masse. Nous sommes de par notre éducation très habitués au système scolaire et à la systématisation. Les koryu sont en général de petites entités où l’apprentissage est plus individualisé. Je dis régulièrement à mes élèves du Tesshinkan que chacun va acquérir des compétences et des connaissances dans les différents principes à une vitesse différente dû notamment à des temps d’exposition différents aux kata. Peut-être que l’un aura plus travaillé le deuxième kata d’une série alors qu’un élève de même ancienneté connaîtra mieux le premier. La même non uniformité du Shu-Ha-Ri est vraie entre kata, on pourra tester certains kata (Ha) et devoir parfaire la version canonique (omote) d’un autre kata (Shu).
D’autre part la séquence technique même du kata se raffine avec le temps. Sensei Threadgill emploie souvent la métaphore suivante : le kata est comme une constellation d’étoiles dans le ciel; au début on ne reconnaît que quelques étoiles et on en déduit une forme approximative, puis le professeur nous fait découvrir d’autres étoiles de la constellation et la forme brute initiale se précise, voire modifie son schéma initial.
Autour du kata
Mais le kata dans sa structure d’origine n’est pas le seul outil employé pour progresser. Très vite mon professeur m’habitua à casser le kata : le découper complètement pour travailler chaque partie, chaque mouvement, suivre la forme de manière isolée ou d’une façon plus globale. S’ajoutèrent rapidement à celà des drills, petits exercices pour développer des qualités nécessaires ou comprendre un autre aspect du kata. Tout cela est encore un travail du kata.
Doucement cet ensemble amène l’élève à la phase Ha de Shu-Ha-Ri : d’autres options dans le kata sont testées, toujours en respectant les principes du kata mais en variant les possibilités. Les deux partenaires ont alors assez d’expérience pour comprendre les limites qui conditionnent le kata et étudient ces frontières. Les kata pratiqués avec intensité à vitesses variables peuvent alors donner lieu à la réalisation/découverte de henka (variations). Malheureusement faite trop tôt, cette étape ne renforce que l’improvisation de mouvements ne manifestant pas les principes de l’école.
A partir d’un certain niveau, la pratique des kata se fait sous pression. Le travail sous pression avec intensité va augmenter l’imprégnation des principes sous stress. Les pratiquants de l’école ajoutent alors des protections de type kendo (mais adaptées au besoin de l’école) et emploient des fukuro shinaï : des shinaï – sabres en lamelles de bamboo – recouverts d’une couche de cuir pour limiter l’impact (mon épaule ayant déjà rencontré un fukuro shinaï à pleine vitesse, je peux témoigner de l’effet limité de cette couche de cuir). Plusieurs koryu de l’époque Edo incorporent ce type de pratique, l’ère Edo participant au développement d’une pratique semi-libre qui conduira à l’époque moderne à la création du Kendo.
Le kata, 型, est donc un outil riche allant bien au delà de la répétition robotique d’un mouvement ou d’une séquence. Il a été utilisé dès qu’il a fallu formaliser sa pratique pour la transmettre à un autre pratiquant et pour acquérir par l’intermédiaire de formes des principes essentiels au combat. Dans les traditions martiales Il est courant que le “kata nous enseigne”, qu’il faille y puiser la sagesse de nos prédécesseurs, mais pour que le kata puisse véhiculer ses principes il nous faut en comprendre le cadre et comment l’utiliser. C’est le premier pas d’un long chemin…
[…] jûdô, etc. 2. On pourra lire à ce propos l’article de Nicolas Delalondre « Le kata, véhicule des principes » sur son blog ou celui de Xavier Duval, « Dépasser la forme du kata », sur son blog. […]