Ceux qui ont suivi ce blog (et mon compte facebook) ont pu voir un dojo se construire, le Tesshinkan. Différent des salles multisports ou gymnases, on y trouvera bois, calligraphies suspendues au mur, rack d’armes, une certaine disposition de l’espace intérieur, le kamidana (l’ « étagère des kami ») et bien sûr le keikojo, cet aire d’entrainement recouvert de tatami (ou de bois) au centre du dojo. Mais pourquoi créer ce lieu alors que d’autres salles existent et peuvent servir de lieu d’entrainement (un simple jardin peut aussi faire l’affaire dans bien des cas) ?

Trois inspirations pour le Tessekishinkan : Katsunosuke Matsuoka, Yukiyoshi Takamura, Morihei Ueshiba
Tout d’abord il faut revenir sur le but d’une école ancienne comme le Shindo Yoshin ryu. Dans son livre « Legacies of the sword », Karl F. Friday, Menkyo kaiden de Kashima shinryu indique que :
Dans leur essence, les ryuha sont intemporels, définis non pas par leurs membres mais par leur doctrine, ou ryugi – les enseignements à travers lesquels ils formulent leur art. Ils existent non pas pour élever les capacités physiques mais pour passer un savoir. Les compétences ne peuvent pas être enseignées ou apprises – elles ne peuvent seulement qu’être acquises par une longue pratique et un long entrainement. Les compétences sont pour une grande partie auto-découvertes, imposées aux élèves de l’intérieur, par leur propre aptitude et discipline. Mais le savoir peut être partagé. Les perceptions, inspirations, expériences et savoirs collectés pendant plus d’une vie peuvent être inculqués aux élèves de telle manière que chaque génération peut être construite sur les connaissances de ceux venus avant, et chaque nouvel élève n’aura alors pas à commencer le procédé de découverte de zéro.
On perçoit du texte de Karl Friday que l’école est un creuset de savoirs, d’expérience et d’inspirations. Ce n’est ni un passage purement intellectuel où il suffirait d’expliquer pour apprendre un savoir faire, ni une répétition robotique mais un cadre qui permet à l’élève d’acquerir par osmose et découverte les compétences voulues.
Dave Lowry a écrit un préambule pour les demandes d’adhésion d’un dojo, « So you want to join the ryu ? » (Ainsi vous voulez rejoindre l’école ?) où il indique :
Ma première responsabilité est de prendre soin du ryu. Un ryu, tout ryu, (…) est comme une longue série de liens. Mes professeurs ont été mon lien, leurs professeurs étaient le lien avec eux, et ainsi de suite. Maintenant, par leurs efforts sur des générations, ils ont formé le lien avec ma génération. Je suis responsable du lien suivant.
Une ancienne école n’existe donc que par et pour la transmission de son savoir technique et culturel à la prochaine génération. La vocation des professeurs est de perpétuer ce savoir. Lorsque le lien est perdu, il ne peut plus être recréé. Mais quel est alors le lien avec le dojo ? Et pourquoi ne pas se satisfaire d’un gymnase ou d’un lopin de terre ?
Le même auteur écrit dans un livre que j’invite chaque pratiquant à lire, « In the dojo, a guide to the rituals and etiquette of the japanese martial arts » :
Dans certains cas le dojo n’est pas distinguable d’un gymnase ou d’un centre de fitness, principalement parce que ceux qui l’ont fait ne connaissent pas mieux. Ils ne savent pas, en dehors d’un aspect très superficiel, qu’à un niveau plus profond les arts martiaux et Voies (Do) du Japon sont intimement concernées par le sujet de la spiritualité, pas juste l’entrainement physique. Ainsi, si le dojo peut ressembler à un gymnase, son inspiration historique est, littéralement et de manière ascétique, celle d’un temple ou d’un autel. Le mot lui-même est d’origine bouddhiste.
Pas simplement le lieu de l’exercice physique, le dojo revêt d’un sens plus large dans le contexte japonais où toute chose, tout concept a un sens omote (visible) et un sens ura (caché).

Le kamidana, autel shinto plus ou moins complexe que l’on trouve dans un dojo traditionnel japonais. Il établit le lien avec les ancêtres, symbole de la transmission de l’école. source : http://www.tozandoshop.com
Les pratiquants des écoles anciennes s’entrainaient sur le sol brut, plus proche de leur environnement de combat. Souvent aussi sur le sol ou dans la cour de temple où ils cherchaient une inspiration d’ordre divine (nombre de koryu ont pour origine mythique la révélation technique de la part des kami ou de tengu au fondateur de l’école suite à un long et rigoureux entrainement… Ce lien avec les temples se retrouve dans de nombreux éléments architecturaux du dojo traditionnel dont le kamidana).
Mais peu à peu la pratique a employé le dojo, pièce ceinte de murs, peut-être pour cacher de la vue de tous les secrets de l’école… Il faut dire que la pièce surmontée d’un toit permet aussi de pratiquer à toute époque, quelques soient les conditions extérieures (qui peuvent être rudes au Japon, notamment lors de la mousson).

Noma dojo, photo par Shozo Kato. Le bois de couleur naturelle rappelle la présence de la nature et ses rythmes.
Techniquement il existe en japonais un mot précis pour ces entrainements en extérieur (yagai-geiko, « s’entrainer dehors dans les champs »), on ne parlera pas alors de dojo (ou keiko-jo, le lieu de la pratique) mais de keiko-ba (l’espace de pratique).
Le dojo, lieu de transmission à la fois physique et spirituel, joue le rôle de catalyseur. Tout notre apprentissage n’a rien de « naturel », c’est un savoir acquis par l’expérience et de ce fait est hautement contextuel à la culture dans lequel il est né. Je ne parle pas là de l’origine du sol sur lequel on pratique (Takamura sensei disait « Qu’est-ce que la saleté sous le plancher a à voir avec la qualité d’entraînement dans un dojo d’arts martiaux de nos jours ? »), mais du contexte historico-culturel dont les références remplissent l’école étudiée. Le Caroussel des A.M.H.E. a écrit à ce propos un billet envolé et brillant : aujourd’hui, baby, on parle de sociologie du corps. Il nous est nécessaire de comprendre ces références, les images et métaphores qu’elles véhiculent pour un but tout à fait concret : comprendre ce que nous pratiquons et comment le pratiquer. Par son aspect, son architecture d’extérieur et d’intérieur, le dojo favorise cette transmission comme un lien matériel lors de ce passage générationnel. Ainsi, même sa structure a une symbolique (que l’article suivant détaille : basic dojo layout).
Plus qu’un simple lieu de pratique, le dojo crée un contexte et des images favorisant la transmission de la connaissance; c’est ce que j’essaie de manifester au sein du Tesshinkan. Dans le dernier Dragon Hors série, André Cognard résume très bien cette idée :
Le dojo, ce lieu où l’on vient chercher la connaissance et l’inspiration.
Votre commentaire