Erwin von Baelz (1849-1913) est un jeune médecin allemand, qui soignant un ressortissant japonais en 1875, s’intéresse au pays natal de son patient et se retrouve invité à l’institut de Tokyo créé depuis quelques années. Il part en 1876 pour ce qui devait être une courte période au pays du soleil levant et y deviendra le médecin de la famille de l’empereur, restant 27 ans au Japon pendant une époque charnière. Ce qui en fait un personnage particulier dans le cadre des arts martiaux est qu’il a écrit ses mémoires qui nous relate sa découverte de cette période post-samurai d’un pays s’occidentalisant à grand pas, des écrits qui nous plongent donc dans l’époque qui a vu la fin du jujutsu ancien, l’avènement du judo mais aussi une époque où viva Shigheta Obhata (1863 – 1945, Obhata ha Shindo yoshin ryu). Ainsi Baelz rencontra Kenkichi Sakakibara (chez qui il s’entraina), Totsuka (Yoshin ryu) et Jigoro Kano (judo).
J’ai donc trouvé récemment une édition de 1931 de son livre « Awakening Japan ». L’ouvrage est passionnant tant il nous conte la vie post-médiévale du Japon sous le regard d’un homme critique, pas uniquement surpris des différences, mais aussi effrayé de la course en avant des Japonais vers un oubli de leur passé/culture au profit de leur pendant occidental. Le livre contient aussi une reproduction d’une préface de Baelz pour le Judo où il conte sa découverte du jujutsu et les premiers matchs entre jujutsuka et judoka. Souvent utilisés par le judo pour prouver l’efficacité du judo sur les anciens jujutsu, Erwin Baelz, témoin direct, en a un autre récit.
Je vous livre ici la traduction de sa préface, qui laisse transparaitre aussi les problèmes de santé auquel faisait face le Japon de l’époque :
(note, n’ayant pas d’édition originale en allemand j’ai laissé l’orthographe jiujitsu et kenjitsu de la traduction anglo-saxonne même si cela me titille.)
Dans les années 1870, au début de l’ère moderne, Le Japon traversa une étrange période dans laquelle il ressentit du mépris envers ses propres réalisations. Leur propre histoire, leur propre religion, leurs arts, ne semblaient pas de valeur suffisante aux yeux des Japonais pour en parler, pire ils étaient perçu comme une source honte. Leurs méthodes locales de gymnastique du corps, l’escrime japonaise, le jiujitsu, et autres, étaient frappés d’interdiction. L’ancienne génération l’enseignerait pas, et la nouvelle génération n’apprendrait que ce que la science européenne. Les étudiants de l’université impériale de Tokyo étaient mal nourris et des jeunes surchargés de travail, qui restaient souvent assis toute la nuit devant leurs livres, et ne faisaient aucun exercice physique, si bien que lorsque les examens étaient à portée de mains, ils s’écroulaient et parfois mourraient d’épuisement.
J’ai fait tout ce que j’ai pu à cette période pour apporter un peu d’amélioration, mais j’étais incapable de convaincre les autorités de fournir un gymnase ou un terrain d’exercice pour les étudiants. Reconnaissant que le kenjitsu, l’ancienne escrime japonaise, était une excellente méthode gymnastique, j’ai recommandé sa reprise, mais cela fut désapprouvé et considéré comme un sport brutal et même dangereux. L’intérêt pour les anciennes méthodes d’escrime ne s’est pas ravivé avant que je ne prenne moi-même des leçons du plus célèbre maître d’escrime de l’époque, Sakakibara et que j’assure un peu de publicité dans les journaux afin de surmonter les préjugés. Si un étranger, qui plus est un docteur en médecine de ce qui était alors la seule université du pays, étudiait cet art alors les japonais se disaient qu’il était impossible que les occidentaux considèrent cet art comme barbare et dangereux.
C’est à la même époque que j’ai rencontré pour la première fois le jiujitsu. C’était lorsque j’ai visité la capitale de la province de Chiba. Alors que je parlais au gouverneur d’éducation moderne, je me plaignais du peu d’intérêt pour tout sport par la jeunesse aisée de la classe supérieure, malgré que leur santé soit médiocre, et que des exercices vigoureux leur auraient fait du bien. Le gouverneur était plus d’accord avec ma façon de penser, et exprima ses profonds regrets que le jiujitsu, une splendide méthode d’entrainement physique autrefois très pratique au Japon, était devenue sans utilité. Il était, en fait, encore pratiqué dans sa propre ville, où un vieux professeur de l’art, de nom Totsuka, enseignait à la police. Les résultats étaient merveilleux, et ses hommes y trouvèrent une grande valeur pour les arrestations. Le jour suivant, il me demanda d’assister à un rassemblement où Totsuka, un homme de plus de 70 ans, fit une démonstration des principes du jiujitsu et différentes prises. Ensuite j’ai assisté à des douzaines de match de jiujitsu, et je fus très impressionné par le résultat. J’ai vu, ce que je m’attendais à être des brise-nuques et des mouvements et projections exécutés sans causer la moindre blessure aux pratiquants; et je me suis dit que ce sera une forme de gymnastique idéale pour mes étudiants.
Malgré tout je n’avais aucun succès à ce propos à Tokyo. Le directeur de l’école de médecine et les autres leaders japonais à l’université et au ministère de l’éducation, n’écoutèrent aucun mot de ma proposition de faire venir l’expert en jiujitsu de Chiba pour donner une démonstration à Tokyo. Les étudiants, disaient-ils, doivent venir à l’université pour faire du travail intellectuel. Il y avait un sens autrefois à pratiquer le jiujitsu, lorsque les gens devaient se protéger des personnes armées, mais tout cela était fini aujourd’hui. Mon insistance comme quoi j’étais concerné par le jiujitsu seulement pour un problème de santé, n’a eu aucun effet. Alors j’ai essayé de faire ce que j’avais fait avec l’escrime japonaise, et ai cherché à pratiquer moi-même le jiujitsu. Malheureusement je n’ai pas pu trouver un seul professeur voulant m’accepter comme élève, ils disaient tous qu’il fallait commencer dès sa jeunesse, et que, à 30 ans, je me ferais de graves blessures.
Pendant ce temps, malgré tout, des étudiants et ex-étudiants de l’université ont débuté le jiujitsu. Le jeune professeur Kano était spécialement très actif à ce propos, et le renouveau des vieilles pratiques lui est dû. Lui et ses camarades étaient toujours couronnés de succès pour pousser les autorités universitaires à inviter les experts de Chiba et une grande compétition de jiujitsu vit le jour. Cela a clarifié combien de temps devait être consacré à l’entrainement dans l’art, puisque de tous les jeunes gens s’entrainant à Tokyo, même Kano, ne pouvaient faire face aux officiers de police entrainés par Totsuka à Chiba.
Le jour suivant, le vieux Totsuka, accompagné de son meilleur élève Sato, sont venus me voir et m’ont remercié pour mes efforts. Je peux encore le voir en imagination ce vénérable vieil homme alors que, les larmes lui coulant sur les joues, il me suppliait pour une photographie, qu’il – dit-il – chérirait le reste de sa vie. Comme japonais, déclara-t-il, cela le fit rougir qu’un étranger ai eu à dire à ses compatriotes, qu’il était de leur responsabilité de faire revivre le jiujitsu; mais maintenant, qu’il savait que son art tant aimé trouverait à nouveau les honneurs, il pouvait mourir en paix.
bonjour
pratiquant depuis 51 ans (j’en ai 57) je découvre ce Monsieur.
Quels moments magiques a-t-il vécu !!!!!
Comment se procurer son livre ? j’ai cherché sur le net mais rien …….
Bonne journée
Bonjour,
Tout d’abord je souhaite mettre en garde que l’ouvrage ne parle pas d’arts martiaux (en dehors de la partie que j’ai traduite), tout au moins sur le premier tier que j’ai lu (lecture toujours en cours).
Le livre est trouvable d’occasion sur Amazon US : http://www.amazon.com/gp/offer-listing/B003Y09BF8/ref=tmm_hrd_used_olp_0?ie=UTF8&condition=used&sr=1-1&qid=1380614896
ou via Abebooks : http://www.abebooks.com/servlet/SearchResults?an=Erwin+Baelz&sts=t
Mais le prix semble s’élever au fur et à mesure de sa rareté…
Bonne journée,
Nicolas
Merci beaucoup pour ce partage 🙂
De rien 😉
Merci de remonter aux sources du Judo :
Il s’agit certainement de Jigoro KANO. De ce texte, peut-être, vient la diffusion erronée, du terme de « Jigaro ».
Baelz (Bälz) arrive au Japon en 1876. Il enseigne à l’école de médecine qui devient l’année suivante une des facultés de la 1ère Université impériale de Tokyo créée en 1977.
C’est la date à laquelle Jigoro KANO (17 ans) entre à la faculté des lettres. Il commence aussi le Jujutsu. En 1878, un Centre de recherches pour l’éducation physique est créé par le gouvernement.
C’est en 1880 que la démonstration de l’école de Totsuka Hikosuké (1840-1886) a lieu à l’université, avec la participation de Jigoro KANO (20 ans).
En 1882, Jigoro Kano crée le « Kodokan Judo » à partir de ses recherches sur les écoles de Jujutsu (dont Tenshin shin’yo et Kito).
La 1ère enquête sur l’intégration des arts martiaux dans l’éducation physique scolaire date de 1883.
Suite à cela, Jigoro Kano va développer le Judo (1884-1887) comme une nouvelle éducation physique en créant des kata et en rationalisant l’exercice du randori.
C’est l’époque de la reprise du Jujutsu par l’intermédiaire de la Préfecture de police qui organise des rencontres pour recruter ses instructeurs. Les élèves de Kano y participent.
Suite à la rencontre organisée en 1888 où le Kodokan s’était particulièrement distingué, Totsuka Eibi (fils de Hikosuké) ira féliciter Jigoro Kano au Kodokan reconnaissant ainsi le Judo à l’égal du Jujutsu.
JF H
http://judokano.free.fr
Bonjour JF,
Merci pour ces précisions. L’erreur sur le prénom de Maître Kano vient dans ce billet uniquement de mon fait (corrigé), il faudra que je regarde dans la traduction anglaise de Baelz (n’ayant pas la version originale) même s’il me semble qu’il ne nomme plutôt professeur Kano.
Nicolas
Bonjour,
Je viens de terminer le livre « awaking Japan » que j’ai eu la chance de trouver aux USA sur internet.
Le livre décrit avec beaucoup de détails la vie japonaise de cette époque.
Livre à lire, merci d’en avoir fait ici des commentaires.
Bonne fin de journée.
Hervé
Bonsoir, je suis ravi que l’ouvrage vous ai plu. C’est un témoignage très vivant de cette époque.
Nicolas
[…] deux étrangers, Thomas McCluthie, du consulat anglais, et Erwin Von Baelz, un docteur allemand (https://surlespasdemars.wordpress.com/2013/09/30/erwin-baelz-et-le-jujutsu/). A la mort de Kenkichi, le jikishinkage ryu se divise en plusieurs branches par Teijiro Nomi, […]
Erwin von Bälz est également connu pour avoir repris la théorie de la « double race » à propos des Japonais, à partir des observations de Walter George Dickson (1821-1894), médecin écossais en poste au sein de l’armée britannique au Japon, auteur d’un ouvrage sur le Japon en 1869, et celles d’Otto Mohnike, médecin prussien exerçant au comptoir de Dejima (1851-1869), également auteur d’un livre sur le Japon paru la même année (1869).
Bälz postule un type Chôshû (fin, élégant, aristocratique, originaire de Corée, de Chine et même d’Akkadie) et un type Satsuma (grossier, plébéien, originaire de Malaisie). Le premier aurait historiquement conquis le second.
Cette théorie de « classe raciale » est reprise par plusieurs historiens japonais, mais elle est battue en brèche par d’autres, notamment Kita Sadakichi (1871-1939) qui postule à partir des années 1920 l’idée d’une ethnie japonaise mixte dès les temps reculés, donc d’une ethnie homogène et d’un peuple unique uni par un empereur bénévolent (cf. les travaux d’Oguma Eiji).
L’une ou l’autre des théories peut mettre en avant telle ou telle « supériorité » (raciale, culturelle, politique), et légitimer ou non l’absorption des peuples voisins comme les Coréens.
Bälz qui a formé plus de huit cents étudiants japonais a été très influent. Les idées d’un « savant occidental » suscitent approbation ou rejet selon les positionnements idéologiques. Il fut le médecin de l’empereur (Meiji) à partir de 1902 jusqu’en 1905…
Philippe Pelletier.
[…] source. Rappelons ainsi une vue plus circonstanciée de la grande histoire rabâchée par le judo : Erwin Baelz et le jujutsu, médecin allemand qui vit les confrontations jujtsu-judo pas toujours à l’avantage de ce […]