Suite et fin de l’article sur Yoshi Sugino.
1ere partie: https://surlespasdemars.wordpress.com/2012/11/09/yoshio-sugino-1ere-partie/
2eme partie: https://surlespasdemars.wordpress.com/2012/11/17/yoshio-sugino-2e-partie/
Sugino et l’Aikido
Quand il avait 24 ans, Sugino a appris le Yoshin Koryu Jujutsu d’un professeur bien connu. Vers 1937 ou 1938, il était partenaire de l’enseignant dans une démonstration tenue dans le palais impérial. Là, il a également démontré le Katori Shinto-ryu avec son professeur Ichizo Shiina. Cette démonstration de budo a été parrainée par la Société pour la promotion des Arts Martiaux classiques japonais, un organisme créé quelques années plus tôt, en 1935, à l’initiative du ministre de la Justice, lui-même un haut-gradé de kyudo (tir à l’arc) et avec la coopération des membres de la Chambre des Conseillers. Avec ses professeurs, Sugino avait rejoint la nouvelle organisation en tant que représentant de la Katori Shinto-ryu. En Avril de la même année, la société a marqué son établissement avec une démonstration de budo tenue à la salle publique de Hibiya et à partir de là jusqu’à la fin de la guerre en 1945, elle a parrainé des démonstrations de « dévouement » des arts martiaux classiques (kobudo) aux plus importants sanctuaires shintoïstes du Japon. Sugino a participé à un grand nombre d’entre elles. Sugino a poursuivi son étude de Yoshin Koryu Jujutsu jusqu’à ce qu’il ait atteint le niveau kyoshi (un rang entre renshi et hanshi). En judo, cependant, il n’a pas passé de grade supplémentaire, malgré plusieurs recommandations pour sa promotion. « Le judo Kodokan est devenu un sport », dit-il, « et je n’étais pas intéressé par cela. »
Sugino a d’abord rencontré Morihei Ueshiba vers 1931 ou 1932, au dojo recemment construit Wakamatsu-cho à Tokyo. Il a été présenté au fondateur de l’aïkido grâce à une connaissance, qui était la façon habituelle – et plus ou moins essentielle – à l’époque où il était difficile de même observer une pratique de l’aikido sans introduction d’un individu digne de confiance. A cette époque Morihei Ueshiba avait près de 50 ans et était déjà une figure bien connue dans le monde des arts martiaux.
Sugino se souvient que lors de leur première rencontre, il a été surpris de trouver sous ses yeux un homme plutôt petit, mais extrêmement robuste avec un large sourire sur le visage. Il se demandait si cela pouvait vraiment être le Ueshiba dont il avait tant entendu parler. Environ deux ans plus tôt, le fondateur du judo, Jigoro Kano, avait effectué une visite au dojo d’Ueshiba, accompagné de certains de ses élèves, dont le célèbre « génie du judo » Nagaoka. Observant l’entrainement, Kano aurait fait remarquer avec admiration, « C’est le vrai judo ! ». Nagaoka a apparemment été surpris et énervé par ce commentaire inattendu et défia son professeur en le questionnant de façon impulsive : « Alors le judo que nous pratiquons n’est pas vrai ? Ce que nous faisons au Kodokan n’est rien d’autre qu’un mensonge? ». Kano a expliqué qu’il n’avait pas l’intention de laisser entendre une telle chose et qu’il avait simplement voulu dire que l’aïkido était du judo dans un sens large. Il a continué de faire l’éloge Ueshiba et plus tard lui a demandé d’enseigner à certains de ses propres élèves, dont Minoru Mochizuki, qui, en plus d’avoir une personnalité véritablement semblable à Sugino, avait également pratiqué le Katori Shinto-ryu.
Sugino était déjà au courant de cette histoire quand il a rencontré Ueshiba. Le fondateur a commencé par donner une démonstration improvisée de son art, qui a impressionné Sugino avec sa désinvolture et sa manière très humble. Il regarda attentivement les mouvements d’Ueshiba, en notant comment son corps semblait être la personnification de l’énergie pure alors qu’il se déplaçait avec légèreté dans la salle projetant les attaquants çi et là, avec un contrôle articulaire occasionnel pour faire bonne mesure. À l’époque, ceux qui n’avaient pas une compréhension profonde du bujutsu avaient tendance à être trompés par la beauté et la maîtrise incroyable des démonstrations d’aïkido d’Ueshiba, et supposaient souvent que les démonstrations étaient arrangées. Mais Sugino avait atteint un point dans son entrainement où il était capable de distinguer facilement la véritable technique martiale de la fausse chorégraphie, et il savait qu’il voyait la véritable marchandise.
A ce sujet, il dit: «Si ce n’est pas si bon que cela fait croire aux gens que c’est faux, alors ce n’est pas le véritable aïkido. Les techniques d’Ueshiba étaient vraiment vivantes, qu’il soit à mains nues ou tenant un bâton ou un sabre. On pouvait presque «voir» le ki couler de ses mains.» Il poursuit:« Des gens comme [l’ancien haut lutteur de sumo] Tenryu ont probablement pensé intérieurement que les techniques de Ueshiba Sensei avaient l’air faux quand ils les voyaient. Mais Ueshiba Sensei savait voir au delà des doutes. A Tenryu il dit, «Ah, Tenryu, vous êtes tellement fort» et a glissé sa main à tapoter Tenryu sur l’épaule. Mais avec ce mouvement simple et subtil il a complètement déséquilibré le lutteur». Impressionné par la démonstration d’Ueshiba, Sugino s’inscrît au dojo immédiatement.
Il se souvient: « Ueshiba était toujours souriant ou riant joyeusement comme une sorte de dieu espiègle, mais quand il s’agissait du bujutsu il avait une perspicacité presque surhumaine. «Chaque fois que nous regardions les démonstrations des autres arts martiaux il fournissait son propre commentaire au fur et à mesure -« Cette technique était comme ça … Avez-vous vu ce mouvement qu’il vient de faire? C’était en fait ce genre de mouvement çi …. »et ainsi de suite. Il comprenait tout ce qui avait été fait, même si il regardait de loin ». Contrairement à aujourd’hui, les enseignants de l’époque n’avaient pas une approche particulièrement« centrée sur l’élève » et personne n’aurait même rêvé d’obtenir des explications détaillées sur les techniques. Ueshiba ne faisait pas exception à cette ancienne approche. Il réalisait énergiquement les technique nettes et claires l’une après l’autre sans beaucoup d’explication, et il n’a jamais montré la même technique à plusieurs reprises. Même lorsque ses élèves demandaient à revoir une des techniques, il disait simplement: « Technique suivante ! » et faisait quelque chose de complètement différent. Selon Sugino, l’entrainement à cette époque était toujours comme ça. L’enseignement précautionneux tel un parent qui est plus ou moins la norme de nos jours ne pouvait même pas être espéré à l’époque et les élèves devaient être beaucoup plus sérieux et travailler encore plus dur pour comprendre.
En 1935, Sugino a reçu l’autorisation d’enseigner de Ueshiba et après la guerre le dojo de Sugino est devenu la deuxième branche Aïkikaï au Japon. Le fils d’Ueshiba, Kisshomaru Ueshiba (l’actuel Doshu), et occasionnellement Ueshiba lui-même venaient une fois par mois pour enseigner. Ueshiba a même demandé à Sugino s’il envisagerait de se consacrer professionnellement à l’aïkido, mais après avoir examiné ses responsabilités familiales, Sugino abandonna l’idée à contrecœur. Pourtant, la relation étroite entre le dojo de Sugino et l’aïkido a continué même après la mort d’Ueshiba et aujourd’hui encore, les étudiants de Sugino sont connus pour faire d’habiles démonstrations d’aïkido.
Des techniques exquises et redoutables
Bien que Sugino ai été quelque peu surpris par la stature plutôt petite d’Ueshiba, il avait toujours été impressionné par sa puissante charpente, mais le maître d’arts martiaux qu’il a rencontré lors d’une démonstration parrainée par Asahi-News à Osaka en 1942 était tout à fait différent. Sugino regardait les autres démonstrateurs alors qu’il attendait son tour pour prendre place. Un petit homme de moins de 150 centimètres est entré dans la zone de démonstration. Il semblait si frêle et si petit et n’avoir guère plus de force qu’un enfant. Mais son regard! Ses yeux … balayaient la foule d’un regard perçant. Sokaku Takeda.
Le vieux Sokaku se tenait fermement au centre du sol, jetant un regard féroce comme une de ces statues de farouches gardiennes musculeuses des divinités qui flanquent les portes de nombreux temples japonais. Le regardant de travers de l’autre côté étaient ses adversaires, un groupe de judoka Kodokan puissamment bâtis. Après une introduction hâtive, Sokaku a commencé sa démonstration. Un des judokas s’avança et tout à coup a lancé une droite à pleine puissance dirigée vers la tête de Sokaku. Sokaku a rencontré le coup avec sa main gauche et déplaça son corps. Il saisit la main droite du judoka et le jeta par terre. «Eh bien! Que dites-vous de cela?! »A-t-il crié.
L’homme suivant est arrivé avec une autre coup furieux au front de Sokaku. Cette fois Sokaku a rencontré l’attaque avec sa main droite, a à nouveau déplacé et ouvert sa posture, a saisi le bras de l’attaquant et l’a tordu facilement dans son dos – au dessus du premier attaquant! « Au suivant! Allez, vite, vite! » Les judoka restants se sont précipités avec des attaques similaires. Se déplaçant çi et là, Sokaku évitait leurs frappes en les mettant à terre un par un, pour finalement les entasser en un tas ressemblant à un coussin géant. Tous portaient des expressions de douleur alors qu’ils essayaient de se libérer, mais Sokaku les contrôlaient complètement en tenant légèrement leurs bras emmêlés en un paquet avec une seule main.
Sugino sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale – en partie d’admiration en partie de crainte – alors qu’il regardait le vieux Sokaku tranquillement envoyer ses robustes et fougueux jeunes opposants au sol et les contraindre presque sans effort. Les techniques de Sokaku n’avaient clairement rien à voir avec la puissance physique. Elles étaient, Sugino reconnut, des applications de haut niveau de certains principes importants et représentaient rien de moins que la quintessence des arts martiaux japonais.
A cette époque, Sokaku Takeda était une figure bien connue dans le monde des arts martiaux japonais et ses techniques trouvaient écho parmi les artistes martiaux de l’époque. Sugino le connaissait, bien sûr, notamment comme le professeur de Daito-ryu de Morihei Ueshiba. Bien qu’il n’ait jamais réellement parlé avec Sokaku directement et avait vu Sokaku démontrer à cette seule occasion, le petit maître de Daito-ryu a laissé une vive impression à Sugino qui a persisté jusqu’à ce jour, une impression qui est étrangement double: alors qu’il a le plus grand respect pour le niveau et la qualité des techniques d’aiki de Sokaku, il avoue franchement qu’il a trouvé son attitude quelque peu mauvaise, en particulier dans la façon dont il aurait abreuver ses adversaires de sarcasmes et de moqueries au cours de sa démonstration: «Eh bien, regardez ce qui s’est passé pour vous ! …. Hé, relève-toi, hé! » Et alors qu’il les immobilisait avec une torsion de laquelle ils luttaient pour se libérer, il leur tapait sur les fesses et disait:« Quelle poule mouillée, vous vous-appelez un homme? «
L’ami de Sugino, Minoru Mochizuki, lui raconta une histoire sur l’une de ses propres rencontres avec Sokaku: « Une fois je m’occupais de la maison de Ueshiba Sensei alors qu’il était sorti quand Sokaku est arrivé. J’ai servi le thé, mais il ne voulut pas boire. Au lieu de cela, il a rempli une autre tasse et m’a ordonné de la boire en premier. Je l’ai fait et c’est seulement après qu’il a finalement bu un peu lui-même. C’était la même chose avec les gâteaux et tout ce que je pouvais lui servir, il ne touchait à rien avant que je goûte moi-même en premier en cas de poison ». Sugino se dit: « Sokaku avait certainement de merveilleuses techniques, cela ne fait aucun doute. Mais son attitude, eh bien, c’était vraiment quelque chose … ». Sugino est un véritable « témoin vivant » du temps passé car il se rappelle facilement des histoires sur les personnages les plus importants des arts martiaux avec clarté, comme si cela était arrivé hier. En l’écoutant parler, il est facile de comprendre pourquoi il en est venu à être connu comme « le dernier épéiste ».
Seconde Guerre mondiale et la période post-Guerre
A partir de 1937 Sugino a été très occupé. Il tenait le poste d’instructeur de budo au Chiba Teachers College et enseignait le Katori Shinto-ryu à divers endroits dans la préfecture de Chiba, ainsi qu’à l’école élémentaire Fuji, à Asakusa. Il a également enseigné le naginata (courte larme recourbée au bout d’un long manche) au Yokohama Girls’ Vocational et le judo à l’école secondaire de Keio. En 1941, il co-écrit un ouvrage intitulé « Tenshin Shoden Katori Shinto-Ryudo Hanshi » avec un autre étudiant de Shiina, confirmant ainsi sa déjà célèbre voix dans le monde budo japonais.
Décembre de la même année a vu l’éclatement de la guerre dans le Pacifique. Le nombre d’uchideshi s’entrainant au dojo de Sugino a commencé à diminuer, les hommes étant envoyés le combat. Les courants turbulents de l’époque avaient commencé à empiéter même sur le petit dojo de Sugino. Comme la plupart des hommes de son âge, Sugino était admissible à la conscription militaire, mais en dépit de résultats de haut niveau à son examen conscription, il n’a jamais été appelé pour le service actif. Au lieu de cela, il a été assigné, du moins officiellement, à être un «soldat de transport auxiliaire», un poste comportant l’achat et le transport des armes, des fournitures et de la nourriture à l’avant. A cette époque, ces soldats auxiliaires ont reçu peu de respect par rapport à ceux de l’armée régulière et ils ont souvent été rabaissés avec des expressions comme « les appeler des soldats, c’est comme appeler les papillons et les libellules des oiseaux. » (Soit dit en passant, il y a une histoire que lors de sa jeunesse, Morihei Ueshiba a été rejeté de la conscription après avoir échoué à l’examen d’admissibilité et, lorsqu’il lui a été offert un poste d’auxiliaire de transport militaire, il refusa avec indignation en disant: « Vous me demandez à MOI d’adhérer en tant que soldat de transport auxiliaire?! ») Sugino attribue avec nostalgie sa mise à l’écart du service actif à de la chance pure: «J’ai passé l’examen d’admissibilité avec brio, mais heureusement mon numéro à la loterie n’a jamais été tiré. » Quelle que soient les vraies raisons de son exemption nous ne le saurons jamais, mais en tout cas il dit qu’il est heureux d’avoir pu passer les années de guerre sans avoir à tuer une seule âme.
La guerre s’aggravait alors que son cours se tourna contre le Japon. Les fenêtres de la maison et du dojo de Sugino ont été placardées à l’intérieur avec du papier dans l’espoir d’éviter la destruction des bombardements nocturnes alliés. En fin de compte, cela importa peu, puisque la ville de Kawasaki est devenue une mer de flammes alors que les bombardiers américains ont continué leurs incursions dans l’île. Comme l’incendie a fait son chemin jusqu’à sa maison et son dojo, Sugino se précipita dehors, serrant contre sa poitrine un gros paquet de yari (lance) et de naginata qu’il était déterminé à sauver. Il a emmené sa famille à la campagne de Fukushima pour les laisser avec la famille d’un de ses élèves, qui les avait invités à trouver refuge. « Les trains ont été bloquées au delà de leur capacité avec toutes les personnes fuyant la ville », se souvient-il. « Tout le long du chemin Fukushima les gens ont fronçé les sourcils et nous ont lancé de sales regards chaque fois que j’essayais de me faufiler dans un wagon avec cet encombrant paquet d’armes longues. »
Une fois à Fukushima, Sugino a passé la plupart de son temps à s’entrainer ou à soigner les blessés et peu à peu la famille s’installa. En fait, ils ont même commencé à trouver Fukushima plutôt agréable et ont envisagé de rester là-bas. Puis vint la fin de la guerre. Sugino était aux sources chaudes d’Anahara quand il a entendu la diffusion de l’empereur annonçant la reddition inconditionnelle du Japon. Il se rappelle s’être senti complètement abasourdi, vidé de toute volonté et énergie, comme si tout ce qu’il savait avait été subitement annulé. Mais il savait qu’il serait préférable de revenir à Kawasaki et reconstruire sa vie là-bas. En l’occurrence, il était en train de traiter un homme âgé qui s’était cassé le bras, il a envoyé sa famille avant lui et est resté un peu plus longtemps jusqu’à ce que le traitement soit terminé. Heureusement, un certain individu a été en mesure d’aider la famille de Sugino à trouver un nouvel endroit pour vivre et repartir à zéro. La plupart des hommes dans le pays n’étaient pas encore rentrés de la guerre et pendant un moment il était impensable de reprendre l’entraînement au dojo de Sugino comme auparavant.
Le temps a passé, cependant, et, finalement, les anciens soldats ont commencé à être rapatriés. Beaucoup de gens – des soldats et des civils – étaient restés avec des blessures et la clinique de Sugino est devenue plus occupée que jamais. Les forces d’occupation considéraient les arts martiaux comme une menace et ont édicté une interdiction inconditionnelle de leur pratique. Sugino a consciencieusement livré deux épées aux pouvoirs publics (qui n’ont jamais été restituées, dit-il), mais bien sûr, il n’y avait aucun moyen pour empêcher Sugino de s’entrainer lui-même. Il a plâtré les fenêtres avec du papier opaque et a continué à pratiquer en secret. Le léger bruit des épées s’échappant de son nouveau dojo près de la station Kawasaki est devenue un signe avant-coureur de l’activités remarquable de Sugino dans les années qui allaient suivre.
Après la guerre, la famille de Sugino fut confrontée à des pénuries alimentaires et d’autres difficultés qui firent de chaque jour une épreuve. L’inflation a fait chuter la valeur du yen à une fraction de ce qu’il avait été. Alors que le gouvernement semblait incapable de concevoir une aide efficace, il est revenu à chaque citoyen de trouver les moyens de subvenir aux besoins de leurs propres familles.
Bien que Sugino exploitait toujours sa clinique de chiropractie, sa famille ne pouvait pas échapper aux privations de l’époque. Pour rendre la maisonnée plus autonome, ils ont commencé un potager sur un terrain familial, mais ils ont encore dû faire appel à du riz sur le marché noir. Les enfants de Sugino se rappelent ces années avec vivacité, en particulier la façon dont leur père a pris soin de son propre père. Chaque jour, il apportait au vieil homme un peu de riz blanc et du sake, même si cela signifiait ne pas en avoir pour lui.
Peu à peu, le Japon a commencé la formidable tâche de reconstruction. L’interdiction de la pratique des arts martiaux a été levée, permettant à Sugino d’utiliser son épée à nouveau ouvertement. Il sentait qu’une nouvelle ère avait débuté, mais était profondément affligé par les anciens élèves qui étaient morts lors de la guerre. Un nouveau dojo a été achevé en 1950 et Sugino s’était arrangé pour que certains de ses élèves prennent en charge la clinique, afin qu’il puisse se consacrer exclusivement au budo. Ses amis disaient qu’il était devenu plus arrondi (peut-être adouci par les épreuves de la guerre et les années d’après-guerre), mais son enthousiasme pour les arts martiaux est resté identique et l’entrainement était aussi ardu que jamais. Les nouveaux étudiants ont dû effectuer des centaines de coupes basiques de sabre par eux-mêmes et quand leur petit professeur entrait dans le dojo, ils pouvaient se réjouïr d’une instruction sans compromis. Ceux qui ne répondaient pas aux normes rigoureuses du maître (et il ne manquait jamais la moindre erreur) seraient avertis, « Fais-le à nouveau! Non! C’est toujours incorrect! Encore une fois! » jusqu’à ce qu’ils répondent à ses critères.
Sumie Ishibashi, un parent éloigné de Sugino et l’un des rares élèves de sexe féminin dans le dojo, raconte comment elle a dû se cacher dans les toilettes et pleurer.
Au début des années 1950 Sugino était occupé à enseigner à un certain nombre d’écoles, en plus de son propre dojo. Un jour, un message est arrivé de la Société pour la promotion des arts martiaux classiques japonais l’informant que le réalisateur Akira Kurosawa souhaitait faire une nouvelle tragédie sur les samouraïs et espèrait que Sugino puisse instruire les acteurs. Le titre du film allait être les Sept Samouraïs.
Ce n’était pas la première fois que l’on demandait à Sugino de travailler pour l’industrie cinématographique. En 1937, il avait donné une instruction à la lance pour le film Ogai Mori à la famille Abe qui a compté des acteurs de kabuki célèbres. Depuis lors, il a également travaillé sur une variété de productions théâtrales pour fournir aux acteurs d’authentiques techniques d’arts martiaux. Kurosawa avait déjà fait un certain nombre de films dont l’Ange ivre, Rashomon, et « Vivre » qui étaient déjà considérés comme des chefs-d’œuvre. Son prochain projet devait d’être une tragédie de samouraïs dans lequel la raideur chorégraphique martiale typiquement utilisée dans de tels films serait remplacée par quelque chose de plus proche de la réalité. Il avait contacté le ministère de l’Éducation pour une introduction à un instructeur approprié. Le ministère a relayé la demande de la Société pour la promotion des Arts Martiaux classiques japonais qui a suggéré Yoshio Sugino de la Katori Shinto-ryu et Junzo Sasamori de l’Ono-ha Itto-ryu.
Sugino et Sasamori rencontrèrent Kurosawa en mai 1953, lors d’un rassemblement organisé dans un restaurant haut de gamme à Shibuya et ils ont été rejoints par de nombreux acteurs qui devaient jouer le samouraï dans le film. Un par un, ils se sont présentés: « Takashi Shimura, à votre service … Je suis Toshiro Mifune … Minoru Chiaki. Je ne suis qu’un acteur, donc s’il vous plaît allez-y doucement avec moi!. . Seiji Miyaguchi …. Yoshio Inaba … Daisuke Kato … Isao Kimura … «
Lorsque les présentations furent terminées, Kurosawa a présenté sa vision du film. « L’intrigue est simple, » dit-il. « Les résidents d’un petit village agricole embauchent sept samouraïs pour les protéger des bandits pillards. Mais j’espère rendre le film agréable avec de nouvelles voies, dont l’une sera de rendre les scènes d’arts martiaux plus excitantes et réalistes. Pour nous aider à atteindre l’authenticité, j’ai sollicité la coopération de ces deux maîtres. » Sur ce, il se tourna vers Sugino et Sasamori, son visage rayonnant d’enthousiasme et d’anticipation, et ils ont tous commencé une discussion animée sur le film et le budo en général.
Les préparatifs du tournage ont commencé dès le lendemain. Les acteurs ont essayé leurs costumes tandis que le reste du personnel s’est occupé avec d’autres préparations. Sasamori apparut un jour sur le plateau semblant morne: « Le ministère de l’Éducation vient de me demander de partir pour enseigner en Europe. Je ne sais pas combien de temps je dois m’absenter, mais je doute que je serais capable de continuer à travailler sur le film. » Mais il a dit à Kurosawa, » Même si je dois m’en aller, il n’y a vraiment pas de quoi s’inquiéter car Sugino Sensei, ici, peut tout enseigner de la lance au iai et même l’aïkido. Je vous laisse entre de bonnes mains. »
Quand est venu le temps de prendre des photos commémoratives de l’équipe du film, Sasamori a refusé de participer car il ne faisait plus partie de la production. Sugino et les autres ont été impressionnés par son sens de l’honneur et de l’intégrité personnelle. Kurosawa, néanmoins déçu, a pris les mots de Sasamori à cœur et n’a pas embauché de remplaçant, laissant Sugino comme l’unique instructeur d’arts martiaux sur l’ensemble de ce qui devait être l’un des films les plus importants du réalisateur.
Le tournage a été semé d’embûches depuis le début. Un temps inattendu a été passé à trouver des endroits appropriés. Les chevaux continuaient à refuser d’exécuter les ordres de leurs cavaliers. Et le mauvais temps a commencé a mettre tout le tournage en retard. Le moral était bas. Mais Sugino est resté patient et consacra toute son attention à instruire les acteurs, commençant par les mouvements de sabre de base du Katori Shinto ryu, la posture correcte et la manipulation correcte des armes.
Kurosawa a demandé à Sugino d’apprendre aux acteurs des techniques aussi authentiques que possible du point de vue des arts martiaux. La chorégraphie des combats dans ces tragédies avait précedemment été influencée par le style largement décoratif du théâtre kabuki, mais en faisant les sept samouraïs, Kurosawa visait à répondre à la question « A quoi doit vraiment ressembler une scène de combat à l’épée dans un film? »
Il avait déjà commencé à explorer cette question dans un de ses précédents films, Rashomon, notamment dans la confrontation acharnée entre le bandit joué par Toshiro Mifune et le voyageur joué par Masayuki Mori. Cette scène contient certains des plus laids combats que le genre ai jamais vu, car Kurosawa a cherché un nouveau langage filmique qui comprenait des combattants tremblant violemment de peur et sautant en arrière de terreur chaque fois que leurs épées venaient même légèrement en contact. C’était un travail inhabituel pour la période, mais a acquis une réputation par la critique et le public dans le monde entier comme la première bataille d’épée d’aspect réaliste à émerger du cinéma japonais.
Sugino, lui aussi, était intéressé par la recherche d’authenticité. Assisté par son élève Sumie Ishibashi, il a démontré l’épée et le iai du Katori Shinto-ryu d’une manière qui donna à la fois à Kurosawa et ses acteurs un sens aigu de ce qu’était le bujutsu. Quelque chose qui a attiré l’attention de Kurosawa était la conduite personnelle solide et bien équilibrée de sugino, et il ordonna aux acteurs de reproduire celà du mieux qu’ils le pouvaient y compris la façon dont il marchait, la façon dont il se mettait à genoux et tout autre aspect de son attitude quotidienne qu’ils pouvaient remarquer. Kurosawa a vu qu’il y avait une différence significative de stabilité entre les gens ordinaires et les samouraïs d’autrefois qui passaient leurs journées avec de lourdes épées à la ceinture.
Répondre