Suite de l’article sur Sugino sensei (https://surlespasdemars.wordpress.com/2012/11/09/yoshio-sugino-1ere-partie/).
Cette partie se concentre sur sa relation déclinante au judo ainsi que le début de sa vie. Le prochain article abordera notamment sa rencontre avec l’Aikido.
Déclin de l’enthousiasme pour le judo
Jigoro Kano avait un neveu nommé Honda, 6ème dan qui a travaillé au Kodokan comme secrétaire général. « Il était l’une de ces personnes qui avaient tendance à faire sentir son influence », se rappelle Sugino. Un jour, Sugino, 4e dan à ce moment-là, a audacieusement demandé à Honda si le Judo avait des principes secrets (gokui), ce à quoi Honda lui a répondu que ce n’était pas le cas. Sugino insistait sur la question, demandant à nouveau: « Vraiment? Pas du tout? » Honda a réitéré sa réponse, en disant non, pas du tout. Le judo Kodokan n’avait pas de gokui ni d’autres secrets. « pas de gokui … » Sugino réfléchit à celà profondément. Même les jeux comme le go (un jeu de plateau) et le shogi (les échecs japonais) avaient des gokui, comment se pouvait-il qu’un bujutsu, une activité où l’on met sa vie en jeu, n’en ai pas ? Cela n’avait pas de sens. « Si le judo n’a pas gokui, » réfléchît Sugino, « est-il vraiment judicieux de pratiquer ? » Ajoutant à son mécontentement envers le judo, Sugino avait également remarqué de nombreux cas où des techniques clairement efficaces étaient passées inaperçues ou étaient non reconnues par les arbitres. Son enthousiasme pour le judo a commencé à décliner, peu à peu supplanté dans son cœur par un intérêt croissant pour le Katori Shinto-ryu. Aujourd’hui le judo n’est pas enseigné du tout dans le dojo de Sugino. « Le Judo moderne, avec ses catégories de poids et ses autres modifications, n’est devenu rien d’autre qu’un sport », se plaint-il. Avec sa dévotion croissante au Katori Shinto-ryu, Sugino a fait ses premiers pas sur le chemin comme bujutsuka.
Sugino l’employé de banque
Sugino a souvent décrit sa longue vie en disant: «Je n’ai rien fait d’autre que du budo», mais en fait il a occupé une fois un emploi sans aucun rapport avec le budo – employé de la banque. À l’âge de 20 ans, peu de temps après son diplôme de l’Université Keio, Sugino a accepté un poste au siège de Taipei de la banque Kanan. Son salaire de départ de 90 yens par mois était exceptionnel compte tenu des 30 yens normalement offerts aux nouveaux diplômés à l’époque. Sugino avoue avoir un peu des projets secrets en acceptant cette position particulière. Dès qu’il en aurait la chance, il avait l’intention d’être transféré à la succursale de la banque à Singapour et profiter de la vie dans le climat tropical facile de la péninsule malaise.
Pendant son séjour à Taipei, Sugino n’a en aucun cas oublié bujutsu. Il s’est entrainé tous les matins de 8h30 à 11h, puis mettait son costume et s’en allait travailler à la banque en tant que caissier de dépôt, un emploi relié à la comptabilité détaillée des fonds reçus. A vrai dire, Sugino faisait un piètre employé de banque, car il trouvait que les affaires de la banque prenait forcément une place secondaire dans son esprit par rapport à son véritable amour, les arts martiaux. Bien sûr, il a plus que compensé son manque d’enthousiasme pour le travail par sa participation constante dans les réunions et compétitions locales d’arts martiaux.
En mai 1923, Sugino a participé à une compétition de judo à Taipei. Il a été choisi comme le premier des cinq adversaires devant combattre un judoka troisième dan dans un match éliminatoire à cinq participants. Les judoka capables de gagner cette sorte de compétition à élimination sont généralement considérés comme les plus compétents, avec une force impressionnante et une capacité de vaincre au moins cinq adversaires dans un match sans trop de difficulté. Peut-être trompé par la petite taille Sugino, le troisième dan s’est déplacé pour exécuter ce qu’il a sans doute cru serait un facile fauchage intérieure de la cuisse (uchi mata), mais au dernier moment Sugino l’a pris avec un utsurigoshi ultra-rapide (déplacement de hanche), l’une de ses techniques préférées. La projection avait été presque parfaite, mais il surprît tellement l’arbitre que celui-ci est devenu confus quant à la façon de gérer le match. Il hésita à arrêter le match, le participant ayant encore à faire face à quatre adversaires. Se demandant pourquoi l’arbitre n’avait rien dit, Sugino a continué le match et a ramené le troisième dan sur le tatami avec une prise d’étranglement. Finalement, son adversaire tapa par soumission, mais l’arbitre l’a à nouveau ignoré. N’ayant pas d’autres choix, Sugino a continué d’appliquer la technique jusqu’à ce que le pauvre garçon ai perdu connaissance.
Il était consterné d’avoir été obligé de pousser le combat si loin pour être reconnu vainqueur. Il ressentait également un sentiment tenace d’avoir fait quelque chose de détestable et même irrespectueux. Après le match, une ancien du professeur de judo de Sugino, Kunisaburo Iizuka, a approché Sugino et dit: «Alors, tu es étudiant de Iizuka, hein? Je dois dire que les plus jeunes au Kodokan de nos jours n’ont certainement pas déçu! » Bien qu’il ait accepté la louange avec réserve, le jeune Sugino était secrètement ravi et a passé le reste de la journée heureux comme un roi, même s’ il essayait désespérément de ne pas le montrer.
D’autre part, tout en se tenant occupé dans le monde des arts martiaux de Taipei, sa carrière n’a pas exactement pris le tour qu’il avait prévu. Plus précisément, le transfert à Singapour, qui lui avait été promis, ne semblait pas devenir réalité. Ce n’est qu’après de longues discussions avec son superviseur qu’il a pu savoir que la banque n’avait pas du tout l’intention de l’envoyer là-bas. Sachant qu’il serait impossible d’argumenter, il a décidé de quitter la banque et de retourner au Japon immédiatement. L’année suivante, il a ouvert son dojo de Kawasaki, qu’il nomma le Kodokan Judo Shugyojo (Lieu d’entrainement du Judo Kodokan).
La vie quotidienne de Sugino
Peu après ses 20 ans, Sugino s’est marié avec une charmante jeune femme avec qui il était tombé follement amoureux. Elle lui donna un fils, mais malheureusement elle est décédée peu de temps des suites de complications post-natales. Finalement, il se remarie, cette fois avec une femme qui était un parent éloigné, et le couple a élevé quatre autres fils et deux filles. Sugino dit qu’il était un père sévère, exigeant que ses enfants nettoient le dojo avec diligence quand ils étaient jeunes et se renforcent par l’entrainement au budo quand ils ont grandi. Même ses propres frères et sœurs ont appelé Sugino «Sensei», car à bien des égards, il ressemblait plus à un instructeur qu’à un frère aîné. Seule sa sœur cadette Fusako, près de 20 ans sa cadette, l’a toujours appelé « frère aîné ».
Sugino passait ses journées à soigner ses patients à la clinique et à s’entrainer dans le dojo. En ces jours, les personnes atteintes de fractures et d’autres blessures similaires cherchaient souvent le premier traitement dans une clinique spécialisée comme celle de Sugino au lieu d’un hôpital ordinaire. D’autres médecins ont souvent envoyé leurs patients à Sugino pour le traitement et la clinique a prospéré. Quelque chose qui a toujours surpris les visiteurs à la maison de Sugino était le fait que tout le monde dans la famille parlait d’une voix exceptionnellement forte. Bien sûr, c’était sans doute Sugino lui-même, avec ses propres cordes vocales en plein essor, qui en était la cause. Les premiers visiteurs en tiraient la conclusion erronée selon laquelle les membres de la famille se disputaient, alors qu’en fait, c’était tout simplement leur mode normal de conversation.
À un moment donné il y avait toujours cinq ou six uchideshi s’entrainant au dojo le matin et le soir. Avec l’ajout d’un second dojo dans la région de Kawasaki, Sugino a commencé à avoir pas mal d’étudiants. Son approche de l’instruction n’était pas rigide et il a ajusté son instruction au physique, à la force, la personnalité, le tempérament et les autres caractéristiques de chaque individu. Il était sévère, cependant, et aucune erreur n’échappait à sa perception aiguë. Il grondait tous ceux qui avaient fait de telles erreurs avec un rugissement qui résonnait sur les murs du dojo et faisait peur à tout le monde présent (sans parler de la personne qui avait réellement commis l’erreur). A son âge actuel de 91 ans, Sugino n’est plus tout à fait aussi bruyant qu’il l’était, bien sûr, mais il y a encore des moments où la voix puissante revient. Il a été connu pour surprendre des pièces entières remplies de personnes avec son assourdissant toast « KAMPAI! » qui viennait gronder depuis son hara (bas-ventre), de sorte que, même à plusieurs mètres on aurait dit qu’il criait dans votre oreille. Les gens sont souvent choqués de découvrir que cette voix pouvait appartenir à un gentil vieil homme d’une apparence frêle. Mais l’importance d’une voix forte pour Sugino peut être comprise de part ses remontrances constantes à ses élèves – leur kiai (cri de combat) n’était pas assez fort – et son plaisir évident quand quelqu’un parvenait finalement à obtenir le volume approprié. Dans tous les cas, que ce soit son enseignement dans le dojo, son propre entrainement ou son travail à la clinique, Sugino a toujours entrepris tout ce qu’il a fait avec un « vibrant » enthousiasme et le sérieux qui ont été des aspects constants de sa personnalité toute sa vie.
En revanche (mais sans surprise), il n’est pas en reste avec la plume, non plus. En plus d’écrire souvent des lettres et d’être un correspondant fidèle, il a toujours eu l’habitude de prendre de copieuses notes pour se rappeler des « choses à faire et choses à éviter » dans sa propre vie et son entrainement. Même avec quelques minutes de libre en prenant le train, on pouvait souvent le trouver entrain d’écrire des remontrances et des encouragements pour lui-même dans un cahier: « Strict avec soi-même, tolérant envers les autres » « Le ciel aide ceux qui s’aident » « La vie c’est tomber sept fois et se lever huit fois ». Même maintenant, avant de donner une interview, il passe beaucoup de temps la veille à préparer des notes sur ce qu’il aimerait dire et il se réfère à celles-ci constamment à mesure que l’interview progresse. Tôt au lit, levé tôt est la devise de Sugino et il se lève tous les jours à cinq heures du matin pour l’entrainement, une coutume développée par l’entrainement de kendo tôt le matin durant sa vie d’étudiant. Son régime a toujours été simple et sans luxe. « J’essaie toujours de quitter la table avec un peu faim », dit-il, « c’est plus sain de cette façon ». Il a toujours été passionné par le saké, aussi. « Quand j’étais jeune, nous considérions que ce n’était rien et tout à fait normal de boire au moins trois sho! » [1 sho = 1,8 litres] Peut-être un peu exagéré, mais en tout cas il n’y a pas de remise en question de son penchant pour les spiritueux quel qu’ils soient. Bien que ces jours, il ne peut évidemment pas « les engloutir » comme il le faisait, il est connu pour céder à une goutte ou deux de temps en temps quand l’occasion se présente.
Sugino a porté sa marque de fabrique, la barbe longue, depuis qu’il a ouvert son premier dojo. « J’ai commencé à la cultiver en désespoir de cause », dit-il. « Les visiteurs du dojo ne cessaient de me demander en raison de mon visage apparemment jeune d’allure « s’il vous plaît appelez le maître de la maison ». Je crois que les gens ne pensaient pas que j’étais assez vieux ou distingué pour être à la tête de la maison ou du dojo. Un de mes étudiants qui vivait avec nous en tant que pensionnaire m’a suggéré de laisser pousser la barbe, j’ai donc suivi son conseil ». Et avec l’application d’un peu de lotion pour la croissance de poils autour de la bouche et le menton, dit-il, il était en mesure de changer avec succès l’image du « joli garçon » (il avait même été surnommé « Prince Regent » à la banque en raison de sa ressemblance avec le prince régent Hirohito) pour celle du « guerrier ».
Source: « The Last Swordsman: The Yoshio Sugino Story » par Tsukasa Matsuzaki. Original: http://www.aikidojournal.com/article.php?articleID=3
Avec l’aimable autorisation de Stanley Pranin pour la traduction sur ce site.
A suivre…
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